Debauve et Gallais

(France)

De l'apothicairerie à la chocolaterie…

 

Cette célèbre chocolaterie parisienne, surnommée au XIXsiècle « Fabrique de Chocolats des Gourmets », constitue, en quelque sorte, le symbole de l’évolution du chocolat d’un rôle thérapeutique à celui de simple douceur. Sulpice Debauve (Paris 1757 - 1836) abandonna tôt les études médicales qu'il avait entreprises pour se tourner vers la pharmacie. Reçu pharmacien en 1790, puis promu pharmacien breveté du roi à Saint-Cloud et Versailles, il tint une officine à Saint-Germain-en-Laye. Parallèlement à des recherches sur le salep de Perse et ses applications à la thérapeutique, il étudia le cacao et comprit rapidement « combien ce fruit du cacaoyer, habilement transformé en chocolat, peut offrir de résultats avantageux, et comme aliment, et comme véhicule heureux de plusieurs médicaments désagréables » (1). D’où sa décision de se livrer exclusivement à la fabrication du chocolat et d’ouvrir en 1800 une boutique, « À la renommée des chocolats de France », à Paris, au 4 rue Saint-Dominique, dans le faubourg Saint-Germain. Ses débuts furent modestes, mais, dès 1804, dans son Almanach des Gourmands, Grimod de La Reynière ne tarit pas d’éloges sur le chocolatier : « Une nouvelle fabrique de chocolats vient de s’ouvrir dans la rue S. Dominique, près celle Taranne, n° 1020, et elle mérite d’autant plus la confiance, qu’elle est tenue par un chimiste éclairé, M. De Bauve, qui a long-temps exercé la pharmacie avec honneur à S. Germain-en-Laye, ville où les indigestions ne sont pas moins communes qu’ailleurs, rien ne disposant plus à en prendre qu’un air excessivement apéritif. Nous ne pouvons examiner ici tous les chocolats que compose ce manipulateur habile, car il en fait selon la méthode d’Espagne, du Piémont et d’Italie, en sorte que Madrid, Florence, Gènes et Turin se donnent la main dans sa boutique, et disputent avec Bayonne les honneurs de la prééminence : mais nous parlerons (seulement en faveur des Gens de lettres et des rentiers qui veulent acquérir à peu de frais de l’embonpoint), de son chocolat analeptique, préparé au salep de Perse, et qu’il faut distinguer de ceux annoncés sous le même nom par d’audacieux charlatans. […] Comme M. De Bauve a bien senti que l’on a encore plus besoin d’engraisser dans le quartier du palais Royal (où tous les moyens de dissipation et de déperdition sont accumulés) que dans le faubourg S. Germain, il vient de former un entrepôt de ses chocolats sous la Galerie noire du Théâtre français de la République, n° 18 ; on les y trouvera tous au même prix et avec les mêmes avantages que dans sa propre maison.»

 

De fait, Debauve concevait des chocolats « hygiéniques », au sens strict du terme, qui associaient au chocolat diverses substances que l’époque reconnaissait utiles par leurs effets sur l’« économie animale ». Ceux-ci lui valurent une mention honorable lors de l’Exposition Nationale qui se tint à Paris en 1819 — bien que de moindre importance, c’était la première récompense accordée en France à l’industrie chocolatière. Mais sa notoriété ne tarda pas à franchir les frontières. Chocolatier du premier consul, puis de l’empereur, il disposa bientôt de soixante-cinq dépôts en France, en Belgique et en Suisse. Dans son superbe magasin du 30 rue des Saints-Pères, où il avait déménagé en 1818, qui avait été décoré par les architectes Charles Percier et Pierre Fontaine et au fronton duquel figurait la devise de la maison Utile Dulci, empruntée à Horace, il proposait aussi des bonbons et friandises, comme des diablotins, des pastilles au caraque parfumées à l’arôme de café ou de vanille, des pralines galantes au chocolat, qui, indiquait la publicité, semblaient « avoir été créées pour le palais des femmes », les pistoles de Marie-Antoinette, calmantes et sédatives, ou les croquignoles du roi aux deux-vanilles (Cayenne et Manille), digestes et fortifiantes. Il convient de noter, explique Paule Cuvelier (2), qui présida à la destinée de la maison Debauve & Gallais, que, après la Révolution, Sulpice Debauve différencia les chocolats : « D’un côté, les chocolats thérapeutiques recommandés chaudement par Portal et Alibert, médecins du roi, et de l’autre, les chocolats à déguster sous la forme et le nom de Pistoles. »

(1) Revue Générale Biographique et Nécrologique.

(2) Chocolat, 2007.

Son association, en 1823, avec son neveu, Antoine Gallais, pharmacien savant et érudit, qui devait épouser sa fille, Laurence, ne fit que développer la créativité de l’entreprise Debauve et Gallais qui ne cessa d’innover. Laquelle, nous dit Brillat-Savarin — un autre de ses inconditionnels —, offrait « à ses nombreux clients, des médicaments agréables contre quelques tendances maladives ». L’entreprise, « fabricant de chocolats de sa Majesté Charles X », restait fidèle au « chocolat analeptique, ou réparateur au salep de Perse » de ses débuts, « très utile aux personnes dont l’estomac est affaibli et qui ont besoin de trouver, sous un petit volume, une nourriture fortifiante, de facile digestion, et non moins agréable que restaurante » (3). Mais elle produisait également du « chocolat adoucissant et rafraîchissant au lait d’amandes », qui constituait, selon la publicité de la maison (4), « un moyen d’alimentation aussi agréable que salutaire pour les personnes d’un tempérament échauffé, pour celles qui sont disposées à l’irritation de poitrine ou d’estomac, ou sujettes aux affections catarrhales ; les médecins le prescrivent avec le plus grand soin dans la phtisie et dans les convalescences des gastrites. » (5) Sans oublier : des chocolats stomachiques (aussi appelés « Chocolats du roi d’Espagne ») ; des chocolats béchiques et pectoraux au tapioka des Indes [6] (ou sagou blanc), destinés « aux personnes exténuées qui ont une légère irritation à la poitrine » ; des chocolats à l’arrow-root ; des chocolats au lichen d’Islande, bons pour les maladies de poitrine ; du chocolat tonique (au cachou du Japon) ; des chocolats béchiques et pectoraux amygdalins (aux pignons doux, au salep et au cachou), recommandés « à ceux qui souffrent de la poitrine et qui craignent la phtisie » ; des chocolats au Soconusco, surnommés « Chocolats des Malades » en raison de leur digestibilité — il s’en faisait avec ou sans aromate — ; un chocolat carminatif à l’angélique ; un chocolat antispasmodique à la fleur d’orange (« Chocolat des Dames »), qui convenait aux personnes affectées de maladies nerveuses et qui aurait été créé en 1782 pour la princesse de Lamballe et la comtesse de Polignac, friandes de fleur d’oranger ; un Chocolat Blanc à la théobromine et à l’arrow-root des Indes ; les Chocolats du Roi (avec et sans vanille) ; un chocolat à l’ambre gris (« Chocolat des affligés »), «souverainement tonique et exhilarant, […] fort efficace dans le cas de débilité du système nerveux» ; du chocolat vermifuge préparé au semen contra (7) ; des chocolats fins de toutes espèces ; du « Chocolat des enfants », mélange de poudres féculentes, « facilement digéré et très nutritif », approprié pour les « enfants d’une constitution nerveuse» ou convalescents ; etc. Toutes variétés, dont la délicatesse faisait oublier qu’elles avaient été conçues à des fins restaurantes, voire curatives.

(3) Publicité, Figaro-Programme, 26 février 1859.

(4) Dans le Figaro, 27 février 1859.

(5) Un catalogue de la firme, Tarifs et Propriétés des divers Chocolats de la Fabrique de MM. Debauve et Gallais (XIXe siècle) indiquait à propos du «chocolat adoucissant et antispasmodique au lait d’amandes et à la fleur d’orange» : « Lorsque des chagrins, des affections de l’âme ou quelque autre cause ont déterminé une extrême susceptibilité des nerfs, une alimentation qui réunit les propriétés tonique, adoucissante et antispasmodique, est une ressource inappréciable […]. »

(6) La fécule de manioc, plante originaire de l’Inde, était alors très peu connue en France. Elle était employée en Angleterre dans les phtisies pulmonaires commençantes. Elle convenait aussi dans les affections nerveuses.

(7) Il « est bien préférable au pain d’épices à vers dont on gorge les enfants, souvent sans succès ; quatre onces employées en 6 doses et en 6 jours, le matin, à jeun, procurent ordinairement l’expulsion des vers lombrics ; il peut être mangé sec ou pris à la tasse indistinctement. » (Tarifs et Propriétés des divers Chocolats de la Fabrique de MM. Debauve et Gallais, XIXe siècle.)

Le « chocolat sans sucre, au pur cacao du Mexique » se déclinait en diablotins à la vanille, revêtus de non-pareilles blanches, en cylindres de chocolat de poche à la vanille pour le spectacle, en portraits du Roi et de la famille Royale, en petits moulages (coquilles, castagnettes, marrons, mûres, etc.), etc. Le « théréobrome ou chocolat froid à la minute », premier chocolat froid instantané » à base de lait, fut mis au point en 1827 par Antoine Gallais. Sa consommation visait surtout les femmes et les enfants, ainsi que les « personnes qu’une faible complexion rend sensibles aux chaleurs de l’été et à qui un palais délicat fait rechercher la douce saveur du caraque et du soconusco unie au sucre, à la vanille, au lait d’amandes ». Par ailleurs, pour les « amateurs de chocolats étrangers », la firme commercialisait ceux de Cadix et de Bayonne.

Cependant, en dépit de cette vaste gamme d’articles et des louanges (8) qu’elle suscitait de toutes parts, elle ne comptait pas que des adeptes, si l’on en croit cette critique concernant le chocolat de M. Debauve : il est « trop torréfié pour ne pas devenir échauffant, ce qui lui communique une saveur âcre, et ce qu’il est aisé d’apercevoir de prime-abord à sa couleur obscure et par trop foncée. Nous dirons aussi que le meilleur chocolat de cette fabrique n’est jamais broyé aussi soigneusement qu’il le faudrait ; allégation qu’il est encore aisé de vérifier en observant les particules en forme de grumelots, qui sont toujours adhérentes aux parois de la chocolatière ou de la tasse. » (Dictionnaire Général de la cuisine française ancienne et moderne…, 1853.)

(8) La savante Gazette de Santé reconnut, dès son numéro du 1er décembre 1806, sous la plume d’un médecin distingué, la réputation méritée de cette maison et l’efficacité de ses chocolats analeptiques. On en trouve aussi d’élogieuses mentions dans les Souvenirs de Paris de Kotzebue, dans plusieurs traités médicaux (Traité de Thérapeutique, d’Alibert ; Traité des affections des voies digestives et de leurs annexes, d’Alexis Bompard ; Matière médicale, de Desbois de Rochefort, publiée par Corvisart ; etc.). Debauve fut lui-même honoré de l’estime de hautes personnalités de la science médicale.

Quoi qu’il en fût, au fil de ces années, dans les coulisses de leur fabrique, les deux associés n’avaient cessé de poursuivre leurs studieuses recherches. En 1827 parut la Monographie du cacao, écrite par Antoine Gallais, qui innova en considérant le cacao sous un angle scientifique. En 1829, Debauve et Gallais firent construire la première machine destinée à remplacer l’ancien système du broyage à la pierre : une machine à cylindres en marbre blanc sur granit, et non pas en fer. En 1835, Gallais inventait la lactoline, procédé de déshydratation permettant de conserver les principes du lait. Passée dans les années 1840, après la mort d’Antoine Gallais, entre les mains de Zacharie Théry, beau-frère de Sulpice Debauve, et alors rebaptisée Debauve, Gallais et Théry, l’entreprise fut reprise en 1858 par Louis Hugon, époux de la fille d’Antoine Gallais. « Depuis Debauve qui faisait pour le comte de Chambord enfant ces monuments, ces artilleries, ces escadrons en chocolat exquis, les souvenirs ont conservé intacte cette belle renommée et aujourd’hui Hugon successeur de Debauve et Gallais maintient la maison au premier rang parmi les premières. », pouvait-on lire dans la Gazette de France (15 décembre 1860). Jusque là usine et magasins étaient réunis rue des Saint-Pères, mais cela ne suffisant plus, le nouveau propriétaire fit bâtir au 51 avenue de Ségur une usine modèle pourvue des derniers perfectionnements. Récompensée par une médaille de bronze à l’Exposition Universelle de 1867, la chocolaterie passa en 1873 aux mains de Gabriel Hugon, fils du précédent. Elle ne cessa de croître. À la fin des années 1880, sa production journalière s’élevait à 1 500 kilogrammes ; des aménagements envisageaient alors de la doubler.

Imprimerie L. Mielle, 1870.

D’après une note rédigée pour le Jury de l’Exposition de 1889, « M. G. Hugon cherche surtout à vendre bon et bon marché. Rendre le chocolat de plus en plus accessible à la consommation des classes laborieuses, tel est le but qu’il se propose et il croit l’avoir-atteint, car il livre à la consommation un chocolat d’excellente qualité pur cacao et sucre à 3le kilogramme. » Le Chocolat Hugon remporta des médailles d’or aux Expositions Universelles de Paris en 1878, 1889 et 1900. Son Chocolat-Éclair, « Préparation instantanée. Le meilleur des chocolats granulés en paquets de 6 et 12 déjeuners », obtint même une médaille d’or à l’Exposition Universelle d’Anvers. C’est, en effet, à cette époque que cette célèbre chocolaterie parisienne lança le Chocolat-Éclair: « Ce produit offre l’avantage de se dissoudre instantanément dans l’eau ou le lait bouillants, sans qu’on soit obligé de le mettre sur-le feu, ce qui le distingue très nettement des autres chocolats instantanés, granulés ou non, qui tous ont besoin de séjourner sur le feu plus ou moins longtemps pour leur préparation. Le Chocolat-Éclair remplit le même but que le cacao en poudre soluble, avec cette différence qu’il est tout sucré, c’est le seul chocolat soluble instantanément. » (9) Ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa production de Cacao en poudre de« Qualité supérieure », conditionné en boîtes de 125, 250 et 500 grammes.

 

(9) Note rédigée pour le Jury de l’Exposition de 1889.

La chocolaterie, que Charles Baudelaire mentionne dans son Répertoire du Carnet, devait longtemps rester fidèle à ses spécialités. Au début des années 1990, elle relança quelques-uns de ses chocolats historiques : les croquignoles du Roi aux deux vanilles, les pastilles de la Reine au lait d’amandes, le chocolat des Dames à la fleur d’oranger, le chocolat de santé (sans sucre), le chocolat des Demoiselles dont la ganache est faite à la crème d’orgeat, et le chocolat des affligés au café. Mais elle s’est, depuis déjà longtemps, fait une place de choix dans la confiserie de chocolat. Elle a conservé pour emblème l’écusson or du « fournisseur des anciens Rois de France ». Sa boutique, soigneusement restaurée à l’ancienne, demeure telle qu’au début de la Restauration et telle qu’Anatole France l’a dépeinte dans son roman Le petit Pierre (1919).

Ci-contre : intérieur de la boutique en 1918,

phot. Charles Antoine Joseph Lansiaux.


Sulpice Debauve.

Antoine Gallais

Monographie du Cacao, 1827.

[…] une des premières fabriques de Paris, celle de M. de Bauve, si connue par son admirable Chocolat analeptique, qui rend l’embonpoint et la fraîcheur à tous ceux qui les ont perdus […].

Grimaud de La Reynière

Manuel des Amphitryons

 

Mais son principal mérite [M. Debauve] est surtout de nous offrir, à un prix modéré, un excellent chocolat usuel […] qui […] nous réjouit encore, sur la fin de la soirée, dans les glaces, les croquettes et autres friandises de salon, sans compter la distraction agréable des pastilles et diablotins, avec ou sans devises.

Brillat-Savarin

Physiologie du Goût, VI

 

M. Debauve est parvenu à former méthodiquement autant de variétés de Chocolats analogues aux besoins des valétudinaires, des sujets épuisés, cacochymes, phtisiques, que l’on compte d’affections morbifiques où l’usage de cette substance est indiquée […]. Par ce procédé, la nourriture la plus agréable devient en même temps un moyen de guérison, et remplace à peu de frais les médicamens dont les médecins n’ont que trop aujourd’hui l’occasion de prescrire l’usage.

M. Toulet (médecin)

Moniteur, 17 décembre 1809

 

Le chocolat est un excellent aliment, mais il faut apporter un soin sévère dans le choix de celui qu'on emploie. Un véritable amateur ne doit se le procurer qu'à l'établissement de MM. deBauve et Gallais, rue des Saints-Pères, n°26. C'est à ces  estimables fabricans que nous devons l'invention du moulage en chocolat et de toutes les jolies imitations de fruits, bustes, vases, etc., qui flattent l'œil autant que le palais.

Horace Raison

Code Gourmand (1)

 

Le procédé de Van Eyck est mort avec lui, à moins qu'il n'ait été trouvé tout nouvellement par certains artistes qui font du premier coup un tableau ancien. Ah ! qu'il fera beau voir dans cent ans d'ici les Turcs, les singes ou les soldats, ce qui revient au même, de M. Decan ; […] ; dans le cas contraire vous verrez, mes petits-neveux, des peintures au chocolat qui, sous le rapport de l'art, n'égaleront pas les sculptures moulées de la chocolaterie de Debauve, notre Phidias et Praxitèle en cacao-maragnan.

Achille Réveil

Galerie des Arts et de l'Histoire, 1836

 

[…] je ne saurais trop recommander à mes lectrices l’usage du chocolat au SALEP DE PERSE, de MM. Debauve-Gallais. Cette recommandation s’adresse surtout aux jeunes personnes et aux dames délicates qui sont sujettes aux maux d’estomac et chez lesquelles les fonctions digestives sont en mauvais état. Rétablir sa santé et conserver ses charmes, tout en déjeunant avec d’excellent chocolat, voilà un secret utile et précieux, dont une foule de personnes affaiblies ou valétudinaires ont éprouvé les heureux effets. 

Vicomtesse de Renneville

Gazette rose, 16 février 1859 (2)

 

(1) Code Gourmand, Manuel complet de Gastronomie, contenant les lois,, règles, applications et exemples de l'art de bien vivre, 4e édition, Paris, J-P. Roret, 1829.

(2) Cette note reprend, en fait, un avis publicitaire paru dans le Courrier des Dames en novembre 1830.


Le Théréobrome, friandise à la mode…

L'Illustration, 17 décembre 1859.

L'Illustration, 26 novembre 1859.

Un prince amoureux de chocolat

 

 

Le prince Hermann Ludwig Heinrich von Pückler-Muskau (1785-1871) s'adresse à sa femme, la comtesse Lucie von Pappenheim, qu'il a épousée en 1817 et dont il s'est séparé officiellement en 1826, mais avec laquelle il continue d'entretenir une forte amitié — sa correspondance en témoigne.

« À Julie. — Je voulais, chère âme, te parler littérature ; je ferai mieux, je te parlerai chocolat. Paris rassemble dans son sein plusieurs auteurs rivaux ; mais Paris n'a pas deux fabriques de chocolat comme celle de MM. Debauve et Gallais. J'admire avec d'autant moins de scrupule quelques-uns des auteurs parisiens, conteurs ou poètes, que j'ai entendu dire que ces messieurs écrivaient assez volontiers allemand en français, comme Chapelain du grand siècle ; mais MM. Debauve et Gallais ont triomphé de mon esprit national. Depuis que j'ai fait la connaissance de ces messieurs, je ne cesse de répéter qu'en fait de livres ce sont les livres de chocolat que je préfère. Oui, je donnerais ma principauté, mes meutes et ma pipe pour une boîte de pastilles au soconusco. Esaü paya plus cher un plat de lentilles. Quant à notre chocolat d'Allemagne, il est encore dans l'enfance de l'art ; il attend ses Goethe et ses Schiller. Nous ne sommes pourtant pas des sauvages, par-delà le Rhin, et la princesse Élisabeth-Charlotte de Bavière, qui prit alliance avec le duc d'Orléans, frère de Louis XIV, se connaissait en chocolat mieux qu'une sœur béguine de Lisbonne. Comment se fait-il que la patrie de Kant et de Hegel soit aujourd'hui plongée dans les ténèbres de l'ignorance pour tout ce qui concerne les mystères transcendants de la chocolaterie ?

Je suis donc entré avec une admiration béante dans le magasin de MM. Debauve et Gallais, qui est placé dans la rue des Saints-Pères, comme une oasis au milieu des sables de l'Égypte. C'est là que je me suis reposé des horreurs dites germaniques, qui me poursuivent ici de théâtre en théâtre, et de roman en roman. C'est là que j'ai retrouvé l'innocence de l'âge d'or avec le pur caraque, avec le chocolat analeptique et antispasmodique. Grâces à MM. Debauve et Gallais, ma santé n'est point altérée par les secousses de la passion effrénée, qui grince des dents dans le plus mince volume. Tour à tour j'ai mangé avec délices le chocolat au lait d'amandes, à l'usage des diplomates ; le chocolat du roi d'Espagne, qui a seul ressuscité feu Ferdinand vii; le chocolat au cachou, qui semble inventé exprès pour les lymphatiques Hollandais ; le chocolat à la fleur d'orange, qui guérit radicalement les maux de nerfs, et que les maris prescriront à leurs femmes ; le chocolat aux pignons doux, bienfaisant pour les pulmonaires, et qui aurait pu sauver le poète Joseph Delorme ; le chocolat au tapioka ou sagou blanc, qu'on pourrait appliquer au traitement de la littérature névralgique et convulsive ; le chocolat à l'arôme de café, destiné à ceux qui craindraient de renoncer à l'un pour l'autre ; enfin le chocolat à l'ambre gris, qui rendrait gai même un Anglais de Londres. Tous ces chocolats, dans leurs différens costumes de cérémonie, et rangés selon leurs qualités, ressemblent à des courtisans attendant un regard et un sourire du souverain  qui les passe en revue et les choisit tour à tour. Ce souverain, plus puissant qu'un prince de l'empire ou bien une danseuse de l'Opéra, est le goût qui possède un grand nombre de palais en tous pays du monde. Ces chocolats, enveloppés de papier vélin, habillés de paillon d'étain, couchés dans des boîtes dorées, se prêtent à mille métamorphoses qui tiennent de la baguette des fées : ils sont coquilles, moules, marrons, raisins, mûres, pruneaux et cervelas ; ils deviennent statues et bas-reliefs, aussi souples que le plâtre, et moins durs que le marbre ; ils se coulent en médailles, en bustes, en arabesques, en fleurs ; puis ils sont façonnés par un habile architecte, qui élève des maisons, construit des tours, et jette des ponts. Mon petit château de Museau (10) n'est pas heureusement de ce chocolat ; car je n'en laisserais pas pierre sur pierre. MM. Debauve et Gallais me paraissent mériter une reconnaissance cosmopolite, puisque leurs produits exquis et miraculeux vont jusqu'en Russie faire la joie et la consolation des gens de goût. On comprend que leur heureuse influence ait empêché la tradition des étrennes de se perdre tout-à-fait. Je voudrais que ma principauté fût située à Paris, rue des Saints-Pères, n°26 ; je voudrais pour unique revenu celui de MM. Debauve et Gallais. »

Prince Hermann Ludwig Heinrich von Pückler-Muskau

lettre à sa femme (11)

(10) Muskau se trouve en Haute-Lusace, au nord-est de l'Allemagne.

(11) Cette lettre, que cite in-extenso la Revue de Paris (décembre 1832), est-elle authentique ? Elle est alors inédite. D'après la revue, « le prince en niera l'authenticité, comme de celles que publie en ce moment » l'éditeur parisien M. Fournier.

Littérature et chocolat

 

« On nomme bibliothèque une cave bien fournie et bien rangée, les pièces de vin représentant les in-folio, les bouteilles faisant figure d'in-octavo, les flacons de Palmà-Christi et de Constance imitant les livres rares. N'est-il pas aussi logique de comparer une fabrique de chocolats à une librairie ? Cette comparaison nous est venue en visitant la magnifique chocolaterie de MM. Debauve et Gallais, rue des Saints-Pères, n°26, où l'approche des étrennes attire autant de monde qu'aux élégans salons de MM. Giroux et de Bossange père. En effet, MM. Debauve et Gallais l'emportent sur tous les éditeurs par le nombre, le luxe et le bon goût des productions que les amateurs s'arrachent tous les jours, et principalement à l'époque du jour de l'an. Les libraires seraient bien embarrassés de répondre de la qualité de tous les ouvrages qu'ils exportent en vente, et qu'on achète au hasard sur la foi du titre.  Comme la chocolaterie est ici préférable à la librairie ! Chez MM. Debauve et Gallais, par exemple, la réputation du fabricant, réputation acquise en vingt années d'honorables efforts, donne au client toute garantie pour le mérite salutaire des produits de cette maison qui flaire comme baume dans toute l'Europe, disait Louis XVIII, ce prince sage et spirituel, comme M. Nodier le désigne.

 

Le chocolat se prête merveilleusement à toutes les exigences de l'estomac le plus capricieux ; la littérature n'a pas plus de genres et d'espèces que le chocolat ; le magasin de MM. Debauve et Gallais est aussi riche en nouveautés piquantes que celui d'un libraire à la mode ; le chocolat du Roi est, pour ainsi dire, le classique pur, en tablettes ou en bâtons, et ce classique exquis, approuvé par le goût et par toutes les facultés, tiendra toujours le premier rang pour la consommation habituelle, parce qu'on ne s'en lasse pas plus que de Racine et de Molière ; c'est le vrai classique immuable et irréprochable contre lequel ne prévaudra aucune importation anglaise ou germanique ; une ou deux vanilles ne lui ôtent pas ce caractère succulent d'ancienne tradition. Le cardinal Bracantio, qui excellait à préparer le chocolat, a composé sur ce sujet un art poétique que Boileau n'a pas surpassé. Le genre romantique commence au chocolat au lait d'amandes, et subit une foule de métamorphoses par le mélange du salep, du cachou, du tapioka. Le chocolat au lait d'amandes, que le maréchal de Richelieu estimait fort, a la douceur des plus doux vers, et le chocolat stomachique facilite la digestion, de même qu'une petite comédie sert de passeport à une grande pièce ; le chocolat analeptique au salep de Perse a tout le parfum oriental des Mille et une Nuits; le chocolat tonique au cachou remplace très-agréablement les romans à forte dose de passion ; le chocolat exhilarant à l'ambre gris produit sans danger l'effet du drame antoniste; le chocolat antispasmodique à la fleur d'orange vaut bien le roman intime et psychologique ; le chocolat au soconusko, que Buchoz a baptisé le mets des dieux, est préférable à toute la féerie fantastique; le chocolat à l'arome de café, que Voltaire et Fontenelle ne connaissaient pas, a plus d'attraits que cent contes drolatiques ; le chocolat béchique au tapioka des Indes est une nourriture aussi solide qu'un bon roman historique ; enfin, le chocolat blanc à l'arrow-root des Indes et à la théobromine excite plus de curiosité et d'appétit que les annonces pompeuses de nos romanciers. Les diablotins à la vanille ne pervertiront jamais leur acheteur, et les chocolats galans sont permis par les mères à leurs filles. Avant la révolution, le chocolat était aristocrate : il alla des soupers du régent aux déjeuners de Mme Dubarry ; il servait aux marquises de Crébillon fils et aux seigneurs de l'Opéra ; aujourd'hui le chocolat s'est fait populaire et vertueux : il devient inséparable du régime constitutionnel. Les destinées des lettres, hélas ! ne sont pas les mêmes ! Ces réflexions naîtront naturellement en présence des chocolats de MM. Debauve et Gallais : combien de chefs-d'œuvre vantés que l'on rejette en les ouvrant ! Mais une fois qu'on a dégustés ces chocolats si divers et si délicats, on n'en veut plus d'autres. Quant à l'aspect de cet appétissant magasin, il est semblable à celui d'une librairie étincelante de reliures de soie, de velours, de maroquin, où les livres sont en habits de fête. Chez MM. Debauve et Gallais, le bon ne dédaigne pas l'apparence du beau, et le chocolat a fait toilette pour recevoir la plus brillante société de Paris : ce ne sont que boîtes de cèdre et de laque, nécessaires de cuir de Russie et enveloppes dignes du contenu ; on dirait les rayons d'une bibliothèque divisée par matière, selon la méthode de Brunet ; mais dans une bibliothèque, certains volumes n'ont pas d'ordinaire d'autre mérite que leur rareté ; ici les chocolats les plus chers sont les meilleurs, et tout est délicieux, tout plaît aux dames. Faisons des vœux pour que la librairie n'ait plus rien à envier à la chocolaterie !

 

Revue de Paris

décembre 1833

Un patrimoine d'images

 

La série consacrée aux monnaies au fil des siècles et imprimée par F. Champenois (Paris) compte de très nombreuses chromos. Entre autres : 

Les cartes postales

 

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