Regards sur le cacao et le chocolat
- Quetzacoatl (Alexandre de Humboldt)
- En Nouvelle-Espagne au XVIIe siècle (Thomas Gage)
- Le chocolat des Jésuites (Saint-Simon)
- Du cacao au XVIIIe siècle (R. P. Labat)
- Cacao & Cacaoyer (Jean Paganucci)
- Les ustensiles du chocolat au XVIIIe siècle (R. P. Labat)
- Les crus de cacao au XVIIIe siècle (Samuel Ricard)
- Au Pérou au XVIIIe siècle (Jorge Juan y Santacilia et Antonio de Ulloa)
- Le chocolat rompt-il le jeûne ?
- Le chocolat est-il un aliment salutaire ? (M. Geoffroy)
- Le « chocolat oriental » (Mercure de France)
- Le chocolat et la médecine (Guillaume-René Le Fébure)
- Le chocolat aphrodisiaque du sieur Le Pelletier (1783)
- Le chocolat de santé au XIXe siècle (Alexis-François Aulagnier)
- Le chocolat des affligés (Jean Rambosson)
- Un opposant au chocolat au milieu du XIXe siècle (Monde Illustré, 1859)
- Un inventeur de premier ordre (Le Monde Illustré, 1861)
Quetzacoatl
Ce Quetzacoatl dont le nom signifie serpent revêtu de plumes vertes, de coatl, serpent, et quetzalli, plume verte, est sans doute l’être le plus mystérieux de toute la mythologie mexicaine. C’était un homme blanc et barbu comme le Bochica des Muyscas. Il était grand prêtre à Tula, législateur, chef d’une secte religieuse qui, comme les Sonyasis et les bouddhistes de l’Hindoustan, s’imposaient les pénitences les plus cruelles. Il fit adopter la coutume de se percer les lèvres et les oreilles, et de se meurtrir le reste du corps avec les piquants des feuilles d’agave ou avec les épines du cactus, en introduisant des roseaux dans les plaies, afin qu’on vît ruisseler le sang plus abondamment. Dans un dessin mexicain, conservé à la Bibliothèque du Vatican, j’ai vu une figure qui représente Quetzacoatl apaisant par sa pénitence le courroux des dieux, lorsque treize mille soixante ans après la création du monde, il y eut une grande famine dans la province de Culan. Le saint s’était retiré près de Tlaxapuchicalco, sur le volcan Catcitepetl (montagne qui parle), où il marcha pieds nus sur des feuilles d’agave armées de piquants. On croit voir un de ces Rishi, ermites du Gange, dont les Pouranas célèbrent la pieuse austérité.
Le règne de Quetzacoatl était l’âge d’or des peuples d’Anahuac* : alors tous les animaux, les hommes même, vivaient en paix, la terre produisait sans culture les plus riches moissons, l’air était rempli d’une multitude d’oiseaux que l’on admirait à cause de leur chant et de la beauté de leur plumage ; mais ce règne semblable à celui de Saturne, et le bonheur du monde ne furent pas de longue durée : le grand Esprit Tezcatlipoca, le Brahma des peuples d’Anahuac, offrit à Quetzacoatl une boisson qui, en le rendant immortel, lui inspira le goût des voyages, et surtout un désir irrésistible de visiter un pays éloigné que la tradition appelle Tlapallan. C’étaient les descendants de ce saint que le malheureux Montezuma crut reconnaître dans les compagnons d’armes de Cortez.
Alexandre de Humboldt
L’Amérique espagnole en 1800
* Le Mexique, en nahuatl, langue des Aztèques.
En Nouvelle-Espagne, au XVIIe siècle
“ Du Chocolate & de l’Atolle qui sont les deux breuvages dont l’on se sert ordinairement
dans les Indes, & des diverses façons de les appréter,
avec les qualitez des ingrediens qui entrent en leur composition ”
« Le Chocolate estant aujourd'huy en usage, non seulement dans toutes les Indes Occidentales, mais aussi en Espagne, en Italie, & en Flandres avec l'approbation de plusieurs sçavans Medecins, entre lesquels Antoine Colmenero de Ledesme qui a demeuré dans les Indes, en a composé un excellent traité où il parle doctement de la nature & des proprietez de ce breuvage ; j’ay crû que je devois aussi écrire en ce lieu ce que j’en ay appris sur les lieux & reconnu par mon experience pendant douze ans.
Ce nom le Chocolate est Indien, composé de atte comme disent quelques-uns, ou comme disent quelques autres de atle qui signifie de l'eau au langage de Mexique, & du bruit ou du son que l'eau fait dans le vaisseau où l’on met le chocolate, où elle fait comme choco, choco, choco, quand on la remuë dans un vase appellé Chocolatiere avec un moulinet jusques à ce qu'elle s'éleve en bubes et en écume.
Comme le nom en est composé, nous pouvons l'appeler aussi une confection ou un breuvage composé de plusieurs ingrediens, conforme à la difference du temperamment de ceux qui s'en servent.
Mais le principal ingredient de tous ceux qui entrent en cette composition & sans lequel on ne la sçauroit faire, est le Cacao qui est une maniere de noisette ou de noyau plus gros qu'une amande, qui croît sur un arbre qu'on appelle l'arbre du Cacao dans une grande gousse où il se trouve par fois jusques à trente ou quarante de ces amandes.
Quoy que le Cacao comme tous les autres simples, participe des qualitez des quatre elemens ; neanmoins l'opinion qui est la plus reçeuë entre les Medecins, est qu'il est froid & sec comme l'element de la terre, & par consequent de qualité astringente.
Mais comme il participe aussi des autres elemens, & particulièrement de l'air qui est chaud & humide, de là vient qu'il a des parties onctueuses, ensorte qu'on en tire une maniere de beurre, dont j'ay vû que les femmes des Crióles se frotoient le visage pour se rendre le teint plus uny.
L'on ne doit pas trouver incroiable ce que l’on dit du Cacao, qu'il est froid & sec, & puis chaud & humide : car quoy que l'expérience vaille plus que tous les raisonnemens du monde, neanmoins les exemples serviront à éclaircir cette verité.
Premierement dans la Rubarbe, quoy qu’elle ait en soy des qualitez chaudes & purgatives, elle en a neanmoins d'autres qui sont froides, seiches & astringentes, & propres à fortifier l'estomac & guerir le ventre.
Cela paroît encore dans l'Acier, qui quoy qu'il participe de la nature de la terre, en ce qu'il est pesant, resserré, froid & sec, & de qu'on l'estimeroit contraire à la guerison des opilations du foye & de la ratte, on s'en sert neanmoins comme d'un remede specifique propre pour les guerir.
L'autorité de Galien peut encore éclaircir cecy, qui enseigne au troisiéme livre des qualitez des simples que la pluspart des medicamens qui paroissent simples à nos sens, sont naturellement composez & contiennent en eux des qualitez contraires, comme une qualité expulsive & une qualité retentive ; une qualité qui grossit & l'autre qui attenuë, ou qui rarefie & qui condense.
Et dans le quinzième chapitre du même livre il rapporte l'exemple du boüillon d'un coq qui lâche le ventre, & sa chair qui à la vertu de le resserrer.
Et pour montrer encore que cette qualité différente se trouve en diverses substances ou parties des medicamens simples, il rapporte au dix-septiéme chapitre du premier livre des simples medicamens, l'exemple du laict où l’on trouve trois substances differentes & que l'on separe les unes d'avec les autres, sçavoir la substance fromageuse qui a la vertu d'arrêter le flux de ventre, la substance du lait qui est purgative, & celle du beurre qui est anodine.
Nous trouvons aussi trois substances dans le moust, sçavoir la substance du marc qui est terrestre & la plus abondante, une autre qui en est comme la fleur qui est l’écume ou la lie, & finalement une troisiéme substance plus pure qui est proprement le vin ; & chacune de ces substances contient en soy diverses qualitez &c proprietez, soit dans la couleur, soit dans l’odeur, ou autres semblables accidens.
Ce qui s'accorde aussi à la raison, si nous considerons que les alimens que nous prenons, quelques simples qu'ils soient ne laissent pas d'engendrer ou de produire les quatre humeurs dans le foye, qui different non seulement en temperature, mais aussi en substance ; & selon que l'aliment participe plus ou moins d'une de ces humeurs, l'humeur se trouvera aussi plus ou moins predominante.
D'où nous pouvons conclure, que lors que le Cacao est moulu & remué, les diverses parties que la nature luy a données se mêlent artificiellement & intimement les unes avec les autres ; de sorte que les parties onctueuses, chaudes & humides se trouvans mêlées avec celles qui sont terrestres, les repriment & les temperent, ensorte qu’elles ne sont plus si astringentes qu'auparavant, mais deviennent plus tempérées, & plus conformes au temperament chaud & humide de l'air, qu'à la froideur & secheresse de la terre ; comme il paroît lors qu'on le rend propre à le prendre en breuvage, qu'à grand peine a-t'on donné deux tours de moulinet qu'il s'éleve une écume grasse, par où l'on peut remarquer combien il participe de cette partie onctueuse.
De maniere que parce qui a esté dit cy-dessus, l’on peut voir aisement l'erreur de ceux qui parlant du Chocolate disent qu'il engendre des opilations, parce que le Cacao est astringent, comme si sa faculté astringente n'estoit pas corrigée & tempérée par le mélange intime de ses parties les unes avec les autres lors qu'il est moulu ; comme j'ay déjà dit outre qu'il y entre tant d'autres ingrediens qui sont naturellement chauds, qu'il faut par necessité qu'il ait la faculté d'ouvrir & d’attenuer, & non pas de resserrer.
Mais laissant à part tontes ces raisons, cette verité paroît évidemment dans le Cacao mesme : car s'il n'est ny moulu, ny remué, ny composé, comme il est dans le Chocolate, mais seulement mangé comme il est dans le fruit, ainsi que font plusieurs femmes des Crioles & des Indiens, il cause de grandes obstructions, & leur rend le teint pâle & blême, comme celles qui ont les pâles couleurs, & qui mangent de la terre de pots, ou du plâtre des murailles, comme font souvent les femmes Espagnoles pour se faire venir le teint de cette couleur qu'elles estiment par-dessus toute autre, quoy que cela leur cause des obstructions fâcheuses ; de sorte qu'on void par là qu'il n'y a point d'autre raison que le Cacao estant mangé tout crû produise les mesmes effets, sinon que les parties differentes n'estans pas assez mêlées en le mangeant, ont besoin de ce mêlange artificiel dont nous avons parlé cy- devants.
L'arbre qui porte ce fruit est si tendre, & le terroir où il croît est si chaud, que pour le garantir des ardeurs du Soleil ils plantent d'autres arbres qu'ils appellent les meres du Cacao, & quand ces arbres sont crûs à une hauteur capable de faire de l'ombrage aux arbres de Cacao, ils plantent au dessous les Cacaotals ou arbres de Cacao, afin que lors qu'ils commenceront à sortîr de terre, ces autres arbres leur puissent servir d'abri, & comme leurs meres les nourrir & les deffendre du Soleil.
Le fruit ne vient pas aussi tout nû, mais couvert & enveloppé dans une grande gousse ou écosse comme j'ay déjà dit, & encore chaque amande est enveloppée d’une peau blanche pleine de jus que les femmes succent avec delices, parce qu'il est rafraîchissant & se fond en eau dans la bouche.
Il y a deux fortes de Cacao, l’un est commun qui est d'une couleur obscure tirant sur le rouge, qui est rond & piquoté au bout ; l'autre est plus large, plus gros, & plus plat, qu'ils appellent Patlaxe, qui est blanc & plus dessiccatif que l'autre, aussi est-il à meillieur marché de beaucoup.
Celuy-cy particulierement empesche le sommeil plus que l'autre ; c'est pourquoy l'on ne s'en sert pas tant que de l'ordinaire, & il n'y a gueres que le commun peuple qui en use.
Quand aux autres ingrediens qui entrent dans la composition du Chocolate, il y a une notable difference : car quelques-uns y mettent du poivre noir, que les Medecins n'approuvent pas, parce qu'il est chaud & sec, si ce n'est pour ceux qui ont le foye froid, &qui ont besoin de chauffer.
Mais ordinairement au lien de ce poivre, l'on y met du poivre rouge & long qu'on appelle Chile ou Piment, qui quoy qu'il soit chaud en la bouche, est neanmoins froid & humide en l'operation.
Il y entre aussi du sucre blanc, de la canelle, du girofle, de l'anis, des amandes, des noisettes, de 1'orejuela, bainilla, du sapoyal, de l'eau de fleur d'orange, du musc, & autant d'achiotte qu'il en faut pour luy donner la couleur d'une brique rouge.
Mais la dose de ces ingrediens qui entrent avec le Cacao, doît estre proportionnée à la diversité des temperamens de ceux qui s'en servent.
La dose qu'Antoine Colmenero prescrivoit ordinairement, estoit de mettre avec une centaine de Cacaos, deux gousses de Chile ou poivre long, une poignée d'anis et d'orejevala, & deux de fleurs de mesachusil ou bainilla, ou au lieu de cela six roses d'Alexandrie mises en poudre, deux dragmes de canelle, une douzaine d'amandes, & autant de noisettes, demie livre de sucre blanc, et d’achiotte ce qu’il en faut seulement pour luy donner la couleur.
Cet Auteur ne jugeoit pas à propos d'y ajouter du girofle, du musc, ny aucunes eaux de senteur ; mais neanmoins on s’enn sert beaucoup dans les Indes.
D'autres ont accoûtumé d'y mettre du mahis qui est venteux : mais ceux-cy le font pour leur interest seulement, afin d'augmenter la quantité du Chocolate, parce que la mesure du mahis qui contient un boisseau & demy ne se vend que quatre francs, & la livre du Chocolate vaut quarante sols qui est le prix ordinaire.
La canelle est estimée le meilleur de tous les ingrediens qui y entrent, & pas un ne la rejette, parce qu'elle est chaude & seche au troisiéme degré, elle provoque l'urine, & soulage les reins de ceux qui sont affligez de quelque indisposition froide, elle est bonne pour les yeux, & est aussi fort cordiale, comme dit l'Auteur de ces vers,
Commoda & urina cinamomum & renibus affert.
Lumina clarificat, dira venena fugat.
L'achiote a une qualité qui penetre & attenuë, comme il paroît par la pratique ordinaire des Medecins des Indes qui experimentent tous les jours ses effets, & l'ordonnent à leurs malades, pour inciter & attenuer les humeurs crasses & grossieres qui causent la difficulté de la respiration & la retention de l'urine ; de sorte qu'ils s'en servent pour toutes sortes d'oppilations, & l'ordonnent aussi aux difficultez de la poitrine, aux obstructions des visceres, & autres semblables incommoditez.
L’Achiote croît aussi sur un arbre dans des gousses rondes qui sont remplies de grains rouges avec quoy l’on fait l’achiote, qu'on reduit premierement en paste, puis après l'avoir fait secher l'on en forme des boules rondes, des gâteaux, ou des petites briques que l'on vend ensuite à un chacun.
Quant au Poivre long il y en a de quatre sortes ; le premier s'appelle Chilchotes ; & le second qui est fort petit Chilterpin, qui ont tous deux le goust fort aigu & grandement piquant ; le troifiéme s'appelle Tonalchiles, qui est mediocrement chaud, & que les Indiens mangent avec du pain comme d'autres fruits.
Mais celuy que l'on employe ordinairement dans le Chocolate se nomme ChilpeJagua, qui a la gousse fort large, & n’est pas si piquant que le premier, ny si doux que le dernier.
Le Mechasuchil ou Bainilla qui est aussi un de ces ingrediens est purgatif.
L’on employe ordinairement tous ces ingrediens dans le Chocolate, les uns y en mettant plus, les autres moins selon leur fantaisie.
Mais le commun peuple comme les Negres & les Indiens, n’y mettent ordinairement que du Cacao, de l’Achiote, du Mahis, & un peu de Chiles et d’Anis.
Quoy que le Cacao soit mêlé avec toutes ces drogues qui sont chaudes, neanmoins comme il les surpasse de beaucoup en quantité, il les tempere par la froideur, comme elles servent aussi à le moderer ; de sorte que par ce moyen la confection du Chocolate n’est pas si froide que le Cacao, ny si chaude que le reste des autres ingrediens ; mais il en resulte par l’action des uns sur les autres un temperament moderé, qui est également bon pour toutes sortes d’estomacs pourvû que l’on en use avec moderation.
Pour faire cette composition l’on broye le Cacao & les autres ingrediens dans un mortier de pierre, ou comme font les Indiens on les broye sur une pierre large, qu’ils appellent Metatte faite tout exprès pour cela.
Mais devant que de les broyer on les fait bien secher sur le feu à la reserve de l’achiote, afin de les pouvoir reduire en poudre, les remuant incessamment de peur qu’ils ne se brûlent ou se noircissent : car quand ils sont trop dessechez ils deviennent amers & perdent leur force.
La canelle, le poivre long, & l’anis doivent estre pilez devant que de les mêler avec le Cacao, qu’on pile derechef ensemble jusques à ce que le tout soit reduit en poudre, & en les pilant il faut tourner le pilon afin qu’ils se mêlent bien tous ensemble.
Chacun de ces ingrediens doit estre pilé à part, & puis il les faut mettre tous ensemble dans le vaisseau où est le Cacao, puis il les faut brasser tous ensemble avec une cuillere, & mettre cette paste dans le mortier, sous lequel il y ait un peu de feu seulement pour l’échauffer tout doucement : car s’il y en a trop la partie onctueuse se dessechera.
L’Achiote y doit aussi estre mis pendant qu’on le broye, afin qu’il en puisse prendre plus aisement la couleur, & tous les ingrediens doivent estre sassez à la réserve du Cacao.
Lors que tout est bien broyé & incorporé, ce qui se connoît quand la paste devient courte, l’on prend une partie de la paste qui est presque liquide, avec une cuillere & l’on en fait des tablettes, ou bien sans cuillere on la met dans des boëtes où elle s’endurcit quand elle devient froide.
Ceux qui en font des tablettes, mettent une cuillerée de la paste sur une feüille de papier ; mais les Indiens la mettent sur une feüille de palmire ; & puis la posent à l’ombre où elle s’endurcit ; car elle se fond & liquefie au Soleil ; puis en tournant la feüille de papier ou de palmite, la tablette en tombe facilement à cause que la paste est grasse, mais si on la met en quelque vaisseau de terre ou de bois, elle s’y attache si fort qu’on ne la peut avoir qu’avec beaucoup de peine en grattant ou rompant le vaisseau.
La maniere de le boire est diverse : car les uns, comme à Mexique, le prennent tout chaud avec de l’Atolle, en faisant dissoudre une tablette dans de l’eau chaude, & puis le remuant dans la coupe où on le boit avec un moulinet, & quand il est devenu en écume on remplit la coupe d’Atolle tout chaud, puis on le boit peu à peu.
Il y a encore une autre maniere, qui est qu’après que l’on a dissout le Chocolate dans de l’eau froide & remué avec le moulinet, l’écume en estant ôtée & mise dans un autre vase, on met le reste sur le feu avec du sucre autant qu’il en faut pour le rendre doux, & lors qu’il est encore chaud l’on le verse dessus l’écume qu’on en a separé, & puis on le boit.
Mais la maniere la plus commune est de bien faire chauffer l’eau, puis en remplir la moitié de la coupe où l’on veut boire, & y dissoudre une tablette ou deux ou plus jusques à ce que l’eau soit assez épaissie, puis le bien remuër avec le moulinet, & quand il est assez battu & converti en écume de remplir la coupe d’eau chaude, & de le boire après y avoir mis du sucre ce qu’il en faut, & manger un peu de conserve ou de massepain trempé dedans le Chocolate.
Il y a encore une autre maniere d’en user qui se pratique principalement en l’Isle de S. Domingue, qui est de mettre le Chocolate dans un vase où il y a un robinet avec un peu d’eau, puis le laisser boüillir jusqu’à ce qu’il soit dissout, & y mettre de l’eau & du sucre suffisamment selon la quantité du Chocolate, & puis le faire boüillir derechef jusques à ce qu’il se fasse une écume onctueuse par dessus, & le boire après cela.
Il y a encore une autre maniere de boire le Chocolate froid, dont les Indiens se servent dans leurs festins & réjoüissances, afin de se rafraîchir, qui se fait ainsi.
On prend le Chocolate dans lequel on n’a mis que peu ou point d’autres ingrediens, & l’ayant dissout dans de l’eau froide avec le moulinet, l’on en oste l’écume ou la partie grasse qui s’elleve par dessus en grande quantité, particulierement quand le Cacao est vieux & commence à se corrompre.
On met l’écume dans un plat à part, & on met du sucre avec celuy d'où l’on a tiré l’écume, que l’on verse de haut ensuite sur l’écume, & puis on le boit ainsi tout froid.
Ce breuvage est si froid qu'il y a peu de gens qui s’en puissent servir ; car l’on a trouvé par expérience qu'il est nuisible, & cause des douleurs d'estomac, & particulierement aux femmes.
La troisiéme maniere de le preparer est celle de toutes qui est la plus en usage, parce qu'en cette maniere-là il ne fait aucun mal ; & je ne voy pas de raison pour quoy l’on ne s'en doive aussi bien servir en Angleterre comme on fait en d'autres pays, dont les uns sont chauds, & les autres sont froids : car dans tous les endroits où l'on s'en sert le plus, soit dans les Indes, soit en Espagne, en Italie, & mesmes en Flandres qui est un pays froid, l’on trouve qu'il s'accorde au temperament d'un chacun.
Il est vray qu'on s'en sert beaucoup plus dans les Indes que dans l'Europe, parce qu'en ces pays-là l'on est bien plus sujet aux foiblesses d'estomac qu'en celuy-cy, à quoy l'on remedie par un verre de bon Chocolate qui remet & fortifie d'abord l'estomac.
Je puis dire en mon particulier que je m'en suis servi pendant douze ans sans discontinuation, en prenant un verre le matin, un autre devant dîné sur les neuf ou dix heures, & encore un autre une heure ou deux aprés dîné, & un autre enfin sur les quatre ou cinq heures après midi.
Mais lors que j'avois dessein d'étudier le soir, j'en prenois encore un verre sur les sept à huit heures, avec quoy j'estudiois facilement sans dormir jusques à minuit.
Que si par hazard ou par negligence je manquois d'en prendre à ces heures-là, je ne manquois pas aussi-tost de sentir des foiblesses d'estomac & comme des deffaillances ou maux de cœur.
De sorte qu'en usant ainsi je vécus pendant douze ans en ces pays-là dans une parfaite santé, sans aucunes obstructions ny oppilations, & sans avoir de fievre ny d'autre semblable indisposition.
Ce n'est pas pourtant que je veille regler autruy par moy-mesme, ny faire le medecin pour ordonner la dose de ce brevage, ny en prescrire le temps, & encore moins deffinir ceux qui s'en doivent servir.
Je diray seulement qu'il y en a en quelques-uns qui s'en sont mal trouvez, soit pour y avoir mis trop de sucre qui lâche l'estomac, ou pour en avoir bû trop souvent.
Mais je puis dire aussi que ce n'est pas seulement du Chocolate, mais de tous les autres breuvages, que si l'on en boit trop, au lieu que d'eux-mesmes ils sont bons ils peuvent devenir nuisibles.
Que s’il a causé des oppilations à quelques-uns, c'est parce qu'ils en prenoient trop souvent, comme lors qu'on boit trop de vin au lieu de fortificr & échauffer il engendre des maladies froides, parce que la nature ne le peut surmonter, ny digerer cette grande quantité pour la changer en bonne nourriture.
De mesme celuy qui boit du Chocolate plus qu'il ne faut, parce qu'il a des parties onctueuses ou grasses, dont la distribution estant en trop grande quantité ne se peut pas faire facilement par tout, il faut par necessité que ce qui reste dans les petites veines du foye y cause des oppilations & des obstructions.
Enfin pour conclusion j'ajoûteray ce que j'ay ouy dire de ce breuvage Indien aux Medecins des Indes, & ce que j'ay vû par experience en plusieurs autres personnes, quoy que je n'aye pas trouvé cet effet en moy, qui est que ceux qui boivent beaucoup de Chocolate deviennent gras & replets ; ce qui semble difficile à croire, puis que tous les ingrediens qui le composent, à la reserve du Cacao, amaigrissent plûtost qu'ils n'engraissent, parce qu'ils sont chauds & secs au troisiéme degré.
De plus nous avons dit aussi que les qualitez qui predominent dans le Cacao sont le froid & le sec, qui ne sont nullement propres à nourrir & augmenter la substance du corps.
Mais on peut répondre à cela que les parties onctueuses qu'on a montré estre dans le Cacao sont celles qui engraissent, & que les autres ingrediens de cette composition qui sont chauds leur servent de vehicule pour passer au foye & aux autres parties, jusques à ce qu'elles viennent aux parties charnuës, où trouvans une substance qui est chaude & humide, comme le sont ces parties onctueuses, elles s'y convertissent en la mesme substance, & ainsi nourrissent la chair & engraissent le corps.
L'on me demandera comment nous pourrions avoir du Cacao en Angleterre, & les autres ingrediens qui entrent en sa composition ? à quoy je réponds que cela nous est aisé en trafiquant en Espagne, d'où nous en pouvons avoir aussi bien que d’autres marchandises. Et en ne le méprisant pas tant que nous avons fait cy-devant, aussi bien que les Hollandois : car j’ay ouy dire aux Espagnols que lors qu’ils avoient pris un navire chargé de Cacao, n’y voyant rien autre chose de dépit ils jettoient toute cette marchandise en la mer, sans en considerer la valeur & la bonté, l’appellans en mauvais Espagnol Cagatuta de Carneroc’est à dire des crottes de brebis.
C’est une des plus riches & des plus necessaires marchandises des Indiens, & il n’y a rien qui enrichisse plus Chiapa que cela, où l’on apporte de Mexique & d’autres endroits quantité de sacs de patagons, seulement pour avoir de ces Cagatuta de Carnero, ou crottes de brebis.
L’autre breuvage dont l’on se sert dans les Indes s’appelle Atolle, dont je ne diray qu’un mot, parce que je sçay qu’on ne peut pas s’en servir en ces pays icy.
C’estoit le breuvage des anciens Indiens, qui est comme une boüillie assez épaisse qu’on fait avec la fleur de farine de Mahis après que le son en est separé ; mais ce breuvage est venteux & melancolique.
Les femmes Indiennes en apportent ordinairement de tout chaud en des pots pour vendre au marché, où les escoliers Crioles en vont boire publiquement, comme l’on va au cabaret en ce pays icy pour boire du vin, & quand il est assaisonné avec un peu de Chilé ou de poivre long ils le trouvent beaucoup meilleur.
Mais les Religieuses & les Dames de ce pays-là ont trouvé l’invention d’y mêler de la canelle, des eaux de senteur, de l’ambre ou du muscq, & quantité de sucre, & en cette maniere il devient plus fort & plus nourrissant, & les Medecins l’ordonnent à ceux qui sont foibles & attenuez, comme on fait le lait d’amandes dans l’Europe.
Mais parce que l’on n’en a jamais vû ny goûté en Angleterre, je n’en diray pas davantage ; & afin de n’employer, pas inutilement ma plume, je m’avanceray vers Guatimala qui a esté comme ma seconde patrie.
Thomas Gage
Nouvelle relation, contenant les voyages de Thomas Gage dans la Nouvelle Espagne…, 2, chap. XIX
* Le Mexique, en nahuatl, langue des Aztèques.
Du cacao au XVIIIe siècle
Le cacao est aussi propre à l’Amérique que le café l’est à l’Arabie, et le thé à la Chine et autres pays voisins.
Les Américains s’en servaient avant que les Espagnols entrassent dans leur pays, ils en faisaient leurs délices et y étaient tellement accoutumés qu’ils regardaient comme la dernière de toutes les misères de manquer de chocolat, qui est le breuvage composé de ce fruit. C’est d’eux dont les Espagnols en ont appris l’usage, et la préparation qu’ils ont ensuite perfectionnée en y mêlant plusieurs ingrédients qui le rendent plus agréable au goût et à l’odorat que n’était celui dont les Indiens se servaient.
Les arbres qui portent le cacao croissent naturellement et sans culture dans une infinité de lieux d’Amérique qui sont entre les deux tropiques. On en trouve des forêts entières aux environs de la rivière des Amazones, sur la côte de Caraque et de Carthagène, dans l’isthme de Darien, dans le Yucatan, les Hondures, les provinces du Guatimala, Chiapa, Soconusco, Nicaragua, Costaricca et bien d’autres endroits qu’il serait trop long de rapporter.
Les Antilles n’ont pas été privées de ce fruit, surtout la Martinique, la Grenade et la Dominique ; et comme on en a trouvé dans ces trois îles, il peut y en avoir dans les autres qui sont habitées par les Anglais et par les sauvages. Il faut pourtant avouer que la Martinique est celle de nos Antilles où les cacaotiers viennent le plus aisément.
Malgré des avantages, les Français n’ont commencé à les cultiver que vers l’année 1660. Un juif nommé Benjamin d’Acosta fut le premier qui planta une cacaotière, c’est-à-dire un plan, ou verger, de ces arbres. Mais les îles ayant passé des mains des seigneurs particuliers et propriétaires en celles de la Compagnie de 1664, les juifs furent chassés, et cette cacaotière était enfin tombée au sieur Guillaume Bruneau, juge royal de l’île en 1694.
Cependant, comme le cacao n’était pas une marchandise d’un bon débit en France, parce que le chocolat n’y était pas fort en usage et qu’il était chargé de très gros droits d’entrée, les habitants ne s’attachaient qu’au sucre, au tabac, à l’indigo, au rocou, au coton et autres semblables marchandises, dont le débit était facile et avantageux par la grande consommation qui s’en faisait en Europe.
En quelque pays qu’il croisse, pourvu qu’il soit bien préparé, il est constant que le cacao a une infinité de bonnes qualités. Il est nourrissant, et en même temps d’une très facile digestion, chose qui ne se rencontre jamais dans aucune espèce des autres aliments. Il aide à la digestion, sans exciter dans le sang un mouvement plus violent que l’ordinaire. Bien loin de cela, rien n’est plus propre à l’adoucir, et à maintenir dans les humeurs cet équilibre qui est la cause de la santé : il peut suffire tout seul à la nourriture des personnes, de quelque âge qu’elles soient.
Les petits habitants qui cultivent le cacao dans les gorges des montagnes du quartier de l’ouest de Saint-Domingue ne nourrissent leurs enfants d’autre chose. Ils leur donnent le matin du chocolat avec du maïs, et c’est leur dîner et leur souper tout ensemble, sans qu’ils aient besoin d’autre chose le reste de la journée. On reconnaît la bonté de cet aliment par l’embonpoint, la vigueur et la force de ces enfants. Depuis que j’étais au monde et jusqu’à l’âge de trente ans, j’avais toujours été d’une maigreur effroyable ; j’avais une faim canine qui me dévorait, et plus je mangeais, plus je devenais maigre et sec. Aussitôt que je commençai d’user de chocolat, j’engraissai à vue d’œil, et quoique je travaillasse beaucoup, je commençai à jouir d’une santé que je n’avais jamais goûtée auparavant.
J’ai encore remarqué qu’il est apéritif, qu’il tient le ventre libre, et qu’il provoque une sueur douce après qu’on l’a pris, qui aide beaucoup à la transpiration.
Il est certain qu’il épure les esprits bien mieux que le café, dont le mouvement violent et l’agitation qu’il cause dans le sang et dans les humeurs ne peuvent manquer à la fin d’être très préjudiciables à la santé.
Mais il faut pour cela que le chocolat soit bien fait, c’est-à-dire que le cacao dont il est composé soit bon, sain et frais, qu’on ne mette dans sa composition que la quantité de sucre et d’épiceries absolument nécessaires pour corriger sa froideur, si on le suppose froid, ou pour ne pas le rendre excessivement chaud, si on le suppose tempéré, car à quoi servent ces drogues si chaudes et si odoriférantes qu’on y mêle sans discrétion ? Elles le rendent, je l’avoue, plus agréable au goût et à l’odorat, mais ce ne peut être qu’en corrompant sa nature et en détruisant ses bonnes qualités.
La liqueur la plus ordinaire et la plus naturelle pour dissoudre le chocolat est l’eau. Il y a des gens qui mettent du lait au lieu d’eau. Lorsque le lait est seul, il rend le chocolat trop épais, trop nourrissant et d’une plus difficile digestion. J’en ai pris quelquefois de cette manière et j’ai toujours éprouvé qu’il me chargeait l’estomac. Il n’en est pas de même lorsqu’on le fait avec un tiers de lait et deux tiers ou trois quarts d’eau ; ce peu de lait aide à le faire mousser et à le rendre d’une très grande délicatesse.
Les Anglais des Îles le font souvent avec du vin de Madère. J’en ai goûté une fois de cette façon par pure curiosité, et j’en ai été si content que l’envie ne m’est jamais revenue d’en faire une seconde épreuve. Je n’ai connu dans les Îles françaises qu’une personne qui usât journellement de chocolat au vin de Madère. C’était un capucin appelé le P. ***, qui était curé à la Martinique, au quartier des anses d’Arlet. Tout le monde s’étonna pendant longtemps qu’il ne faisait qu’un repas par jour, et cela le soir, et même assez tard, n’ayant pris en toute la journée qu’une tasse de chocolat. Mais l’étonnement cessa quand on sut à la fin que cette tasse était une écuelle de bonne grandeur dans laquelle il prenait quatre onces de chocolat, avec six onces de sucre et trois œufs dissous dans une bonne chopine de vin de Madère. Je suis sûr que tout autre qu’un capucin aurait pu demeurer vingt-quatre heures sans rien prendre, après une pareille tasse de chocolat.
Il serait à souhaiter que l’usage de cet excellent aliment s’établit en France comme il l’est en Espagne et par toute l’Amérique. Outre l’avantage que ceux qui en useraient en retireraient, il est certain qu’il en reviendrait un très considérable à tout le royaume en général, aux îles qui le produisent en particulier, et surtout au Roi, par les droits d’entrée qu’il en retirerait, qui, à quelques modiques qu’on les suppose, produiraient toujours de très grosses sommes qui pourraient s’augmenter selon les besoins de l’État, sans crainte qu’on cessât d’en prendre dès qu’on y serait une fois accoutumé. Il n’y a qu’à considérer que les droits sur le tabac, quelque grands qu’ils soient à présent, ou qu’ils puissent être dans la suite, n’en diminueront jamais la vente ni la consommation, à cause de l’habitude et de la nécessité où l’on s’est réduit d’en prendre. Il semble même qu’on en consomme davantage à mesure qu’il devient plus cher, et il en est de même pour toutes les choses qui se consomment par la bouche.
Ne voyons-nous pas que les droits d’entrée du sucre blanc, qui n’avaient été que de huit livres par cent jusqu’en 1698, ayant été augmentés jusqu’à quinze livres, n’ont aucunement diminué la vente et la consommation de cette marchandise ? On doit donc espérer avec raison qu’il en sera de même du chocolat, quand le bon marché aura donné lieu au peuple de s’y accoutumer et qu’il se sera convaincu, par une expérience de quelques années, de ses bonnes qualités et des avantages qu’on en retire, mais il faudrait pour cela donner des bornes à l’avarice extrême de ceux qui le vendent tout préparé dans les cafés, qui exigent huit ou dix sols d’une tasse de chocolat qui ne leur peut pas revenir à deux sols, quelques drogues qu’ils y mettent.
Il me reste un avertissement à donner touchant le chocolat, qui est d’en user avec modération, quelque bon et bien conditionné qu’il puisse être, parce que les meilleures choses deviennent mauvaises quand elles sont prises en excès. Le pain, qui est le meilleur des aliments, expose à de grands dangers ceux qui en mangent trop, parce qu’il fournit plus de substance nourrissante que l’estomac n’en peut supporter, et que la chaleur naturelle n’en peut digérer. On doit dire la même chose du chocolat. Il contient plus de suc nourrissant qu’aucun autre aliment, d’où il faut conclure qu’on n’en doit jamais faire d’excès, qu’on doit régler la quantité qu’on en prend sur sa complexion, son âge, ses besoins, ses forces, son travail, et que moins on le rendra agréable au goût et à l’odorat par des drogues chaudes et par des parfums, plus l’usage qu’on en fera sera utile, et procurera la jouissance des avantages qu’il renferme.
P. Jean-Baptiste Labat
Nouveau Voyage aux Isles de l'Amérique*
* Nouveau voyage aux isles de l'Amerique : Contenant l'histoire naturelle de ces pays, l'origine, les mœurs, la religion & le gouvernement des habitans anciens & modernes : les guerres & les evenemens singuliers qui y sont arrivez pendant le long séjour que l'auteur y a fait : le commerce et les manufactures qui y sont établies, & les moyens de les augmenter, Ouvrage enrichi d'un grand nombre de cartes, plans, & figures en taille-douce..., La Haye, 1724.
Cacao & Cacoyer
Arbre étranger, d'une grandeur & d'une grosseur médiocres, garni de feuilles plus longues que celles de l'oranger ; sa fleur est petite, sans odeur, de couleur de chair fort pâle. Son fruit étant mûr est de la grosseur de nos concombres, & contient depuis 20 jusqu'à 30 noisettes, & c'est ce qu'on appelle cacao: on nous en apporte de quatre especes ; la premiere & la seconde sont appellées gros& petit carac, & viennent de la Province de Nicaragas, de Guatimale, de la côte des Caraques. La troisieme & la quatrieme sont apellées gros & petits cacaos des Isles, & croissent dans les Isles de la Martinique & de S. Domingue. On estimoit autrefois le cacao des Caraques plus que les autres ; mais il est aujourd'hui démontré que celui de nos Isles est aussi bon. On doit le choisir nouveau, bien nourri, pesant, de couleur brune en dehors, rouge foncé en dedans, & d'un goût peu amer & astringent, sans sentir le verd ni le moisi. Les usages ordinaires du cacao se peuvent réduire à trois. On le met en confitures, on 1'emploie en chocolat, & on en tire une huile à laquelle on donne aussi le nom de beurre. Le cacao paye en France de droit d'entrée 50 sols du cent pesant, & en outre 25 sols la livre poids de marc, fuivant l'Arrêt du Conseil du 12 May 1693. Par Arrêt du 25 juin 1715, le cacao doit payer 3 pour cent, dont le Fermier du Domaine d'Occident a droit de jouir, soit qu'il soit déclaré, pour l'étranger, soit qu'il se consommc dans la Royaume.
Le cacao en feve de Isles Françoises de l'Amérique, par l'Art. XIX des Lettres patcntcs du mois d'Avril entrant par les Ports de Calais, Dieppe, le Havre, Rouen, Honfleur, S. Malo, Morlaix, Brest, Nantes, la Rochelle, Bourdeaux, Bayonne & Cette, payera 10 liv. du cent pesant. Celui provenant de la traite des Négres ne doit que la moitié du droit de 10 liv. suivant les Lettres patentes du mois de Janvier 1716. Le cacao broyé & en pâte avec sucre & vanille, doit 22 sols de la livre, suivant l'Arrêt da 15 Juin 1752 ; & lorsqu'il est sans sucre & vanille, il doit les droits comme en fèves, Décision du 12 Août 1748. Le cacao venant de Marseille accompagné de certificats de la Chambre de Commerce de ladite Ville, portant qu'il provient des Isles Françoifses, ne doit que 10 liv. du cent pesant, suivant l'art. 18 des Lettres patentes de Février 1719.
Jean Paganucci
Manuel historique, géographique et politique des Négocians…*
* Manuel historique, géographique et politique des Négocians, ou Encyclopédie portative de la théorie et de la pratique du commerce, tome 1, Lyon, Jean-Marie Bruyset, 1762.
Les ustensiles du chocolat au XVIIIe siècle
Le vaisseau dont on se sert pour faire le chocolat s'appelle chocolatiere, comme on appelle caffétiere celui dont on se sert pour le caffé. IL est trop connu pour que je m'arrête à en faire la description ; on en fait d'argent, de cuivre étamé, de fer blanc, & de terre. Ces derniers ne vallent rien, parce que quand ils sont une fois échauffez, ils poussent sans cesse la liqueur en boüillons, qui la répandent dehors, sans donner le tems de faire agir le moulinet pour la faire mousser ; ceux d'argent ou de cuivre étamé peuvent y être plus propres, pourvû qu'ils n'aient pas un gros ventre, comme ils ont ordinairement, ce qui donne trop d'étendue à la matière, & fait perdre la plus grande partie de l'action du moulinet. On en fait de fer blanc battu, qui coutent peu, qui se nettoient aisément, & qui durent assez long-tems, leur figure est en cone tronqué ; on en fait de plusieurs grandeurs, ceux qui contiennent huit à dix tasses, comme j'enseignerai ci-après de le faire, ont environ huit poûces de hauteur, trois poûces de diametre par le haut & quatre par le bas.
Le moulinet doit être d'un bois dur ; on se sert de boüis en France, nous avons aux Isles une infinité qui y sont propres ; on lui donne à trois ou quatre lignes moins que le diametre du haut de la chocolatiere, & environ trois poûces de hauteur ; on lui fait plusieurs hachûres assez profondes qui le font ressembler à une pomme de pin, afin que ces inégalitez aident à diviser davantage la matiere & la réduire en mousse, & on met au-dessus de la pomme une plaque ronde de même diametre qui sert à tirer la mousse à mesure qu'on emplit les tasses. La pomme est jointe à un manche, comme une hampe de treize à quatorze poûces de longueur & de six à sept lignes de diametre, de même bois ; il doit être rond & bien uni, afin de ne pas blesser les paulmes des mains, lorsqu'on le remuë, & qu"on le fait tourner dans la chocolatiere.
Quand on manque d'ouvriers pour faire un moulinet au tour, il n'y a qu'à choisir un morceau de bois rond de la longueur & de la grosseur que je viens de dire, & appliquer à un bout de deux petites planchettes bien minces qui se croisent en entrant dans les deux fentes que l'on a fait au bout du bâton, avec une petite plaque ronde par dessus ; c'est un moulinet bien-tôt fait & sans dépense.
Cet instrument est absolument necessaire pour separer les parties de la pâte qui auroient peine à se dissoudre dans la liqueur. On le remuë fortement dans la chocolatiere, en le tournant entre les paulmes des deux mains que l'on tient étenduës. Ce mouvement acheve non seulement de faire dissoudre les parties de la pâte ; mais ce qui est plus considerable, il réduit la liqueur en mousse plus ou moins épaisse selon la bonté du chocolat : car il est constant que plus la pâte est grasse, huileuse & fraîche, & qu'elle a été bien travaillée sur la pierre, plus elle produit de mousse, dont l'extrême delicatesse & la legereté font la plus grande partie de la bonté du chocolat.
Il y a des gens qui negligent de faire mousser le chocolat, & qui s'imaginent qu'il suffit que la pâte soit bien délaiée dans la liqueur, & qu'elle l'ait renduë épaisse. je ne sçaurois mieux comparer ces sortes de gens qu'à ceux qui ne mettent point de différence entre un pain leger & bien levé, & un autre gras-cuit, pesant & mal-fait. Ce sera pourtant la même farine, en même quantité, mais travaillée par deux ouvriers différents, l'un habile & diligent, l'autre ignorant & paresseux ; ce sera le même pain, l'un qui donnera de l'appetit, qu'on mangera avec plaisir & sans crainte d'en être incommodé ; l'autre qui chargera l'estomach, & qui causera une indigestion dangereuse. La délicatesse de la mousse n'empêche point du tout que le chocolat ne soit très-nourrissant, sa legereté ne diminuë point sa substance ; les gens qui s'y connoissent, & qui en usent ordinairement, se mettent peu en peine que la liqueur soit épaisse & solide presque comme une bouillie ; pourvû qu'ils y trouvent de la délicatesse, de la legereté & du bon goût, ils sont seurs de prendre le plus agréable, le mieux faisant, & le plus nourrissant de tous les alimens, & laissent sans peine aux gourmands & aux ignorans leur chocolat épais & pesant, plus propre à charger l'estomach, qu'à y produire un bon suc, & une nourriture agréable & de facile digestion.
R. P. Jean-Baptiste Labat
Nouveau Voyage aux Isles de l'Amérique…, La Haye, 1724.
Les crus de cacao au XVIIIe siècle
On distingue principalement sept sortes de cacao, qui portent les noms des endroits qui les produisent, comme cacao de Caraques, cacao de Güayaquil, de Marathon ou Maragnon, de Berbice, de Surinam, de Cayenne, de la Martinique ou des Isles.
Le cacao de Caraques, qui croît dans la Province de Venezuela, autrement connue sous le nom de côtes de Caraques dans la Nouvelle Espagne, est de toutes les especes la meilleure & la plus estimée. Quand il est bien mûr, la fève en est ronde & bien nourrie & plus longue que grosse, ayant la peau extérieure naturellement couverte d'une poussiere d'un gris-argentin, la chair grise, grasse, saine, d'un goût amer agréable. Au contraire, ce même cacao n'est-il pas bien mûr, les fèves en sont plates & informes ; & la chair tirant sur un violet rougeâtre est maigre & d'un goût très amer & astringent. Le premier est en plus grande partie enlevé pour l'Italie, où il s'en fait une assez forte consommation ; & l'autre est envoyé en Espagne, où on le préfère par ce qu'il coûte un ou fois moins par livre.
Le cacao de Guayaquil ne ressemble au Caraques que par la couleur. Les fèves en sont grandes & plates, d'une forme un peu arrondie, avec peu de poussiere sur la peau ; d’un autre côté, 1a chair d'un rouge foncé & obscur, a un goût amer, qui cependant n'a rien de désagréable. Ce cacao n'est pas si gras que celui de Caraques. Il a quelques degrés de bonté au-dessus de celui de Maranhaon, auquel d'ailleurs il ressemble beaucoup.
La fève de celui-ci est plate & large ; la chair dont la couleur est un rougetirant sur le violet forcé, a un goût amer & astringent ; elle est couverte d'une peau lisse & unie.
Le cacao de Berbice est le plus gras de tous. Sa fève est ronde quand il est bien mûr, & sa peau tombe d'elle-même. Il y a trois choses qui le font aisément distinguer des autres sortes. 1°. Il se brise si facilement, qu'il suffit de le froisser entre les doigts pour le réduire en poussiere. 2°. il a la chair d'un brun noirâtre. 3°. son odeur naturelle est très-forte, & a beaucoup de rapport avec celle que jettent les autres cacaos après qu'on les a rôtis au feu. Au surplus, les chocolatiers mêlent du cacao de Berbice avec celui de Caraques ; parce que ce mélange facilitant l'emploi d'une plus grande quantité de sucre, c'est un moyen d'économiser dans le prix du chocolat.
Pour ce qui est du cacao de Surinam, il y en a de tant d'especes qu'il seroit trop long de les détailler ici toutes. Nous en distinguerons seulement deux sortes principales : l'une à la fève grande & ronde, la peau blanche & couverte de poussiere, la chair très-peu amere, mais de différentes couleurs, comme gris, brun, noirâtre, rouge vif, rougeatre, & violet. Plus le cacao rond de Surinam ressemble pour le goût à celui de Berbice, plus il est estimé. L'autre sorte de cacao à la fève petite & plate. La chair en est amere & d'un goût peu agréable, surtout quand elle abonde en huile dont l'odeur forte & rance se communique au chocolat, odeur qui lui nuit d'autant plus qu'il est très-difficile de la dissiper entièrement. Observons que les différences que nous venons de noter dans les cacaos de Surinam viennent en général du plus ou moins de force qu'ont acquis les arbres qui donnent ce fruit ; que la fève petite & plate est produite par des arbres nouveaux qui ne font pas encore parvenus à leur grosseur naturelle ; au lieu que le bon cacao est donné par de vieux arbres qui ne croissent plus en bois & qui sont cultivés avec soin. Il faut avouer aussi qu'à Surinam il y a des terroirs bas & marécageux où le soleil ne pénetre jamais, & par cette raison incapables de produire rien de bon. On ne laisse pas de planter des cacaos dans ces tristes lieux ; mais les fruits qu'ils produisent sont d'une telle amertume & ont un si mauvais goût d'huile qu'il y a des pays où l'on n'en veut à aucun prix. Au reste, les cacaos qui viennent de Surinam en Hollande font le plus souvent tous pèle-mêle les uns avec les autres, & c'est en Hollande où, après en avoir fait le triage, on fait la distinction des qualités dont nous venons de parler.
Le cacao de Cayenne, qui communément est plat & bien mûr, a la peau luisante & sans aucune poussiere adhérente ; mais de couleurs différentes, comme rouge pâle, rouge foncé, & gris. La fève, dure, difficile à casser, a une chair de couleur pompadour fortement nuancé, d'un goût âcre, & différent des autres especes de cacao. L'on juge de la bonté plus ou moins grande de celui de Cayenne par le plus ou le moins de volume & d'épaisseur de la fève ; on en augure aussi favorablement quand la peau de la fève est d'un beau rouge.
Le cacao des Isles ressemble beaucoup au Cayenne, quoique d'une qualité inférieure. Il est difficile, pour qui n’a pas beaucoup de connoissance des cacaos, de distinguer ces deux especes l’une de l’autre ; l’on peut même dire que, qualité pour qualité, le cacao rouge des Isles vaut autant que celui de Cayenne. Cependant l'on distingue les cacaos des Isles par les couleurs différentes de la peau. Les uns l'ont d'un beau rouge, d'autres incarnate avec des nuances d'un gros brun, d'autres d'un gris-brun ou noirâtre. Tout le cacao de cette dernière couleur est plat ; mais dans les autres couleurs il se trouve une certaine quantité de fèves rondes. Le cacao dont la chair est de couleur pompadour foncé a un goût plus âcre encore & plus amer que celui de Cayenne. La meilleure espece de cacao des Isles se reconnoît à une fève longue & cylindrique couverte d'une peau rougeâtre. La plus mauvaise au contraire a la fève petite, plate, mal nourrie, d'une odeur forte d'huile & d'un goût extrêmement amer. Des différences aussi sensibles ne permettent gueres de se tromper sur les qualités du cacao. Au reste le cacao des Isles est plutôt un mélange de cacaos recueillis dans diverses Isles de l'Amérique, qu'une espece seule, ou un fruit qui soit de telle Isle ou de telle autre. Le cacao de la Martinique fait le plus souvent partie de ce mélange ; on le reconnoît facilement à sa petite fève d'une couleur noirâtre & d'un goût âcre & amer.
Samuel Ricard
Traité Général de Commerce
Au Pérou au XVIIIe siècle
Le Chocolat, qui n'est connu-là que fous le nom de Cacao, est si commun, qu'il n'y a pas jusqu'aux Nègres Esclaves qui n'en prennent régulièrement tous les jours après leur déjeuné, & à cette fin il y a des Négresses qui en portent de tout prêt dans les rues pour le vendre, & le faisant seulement un peu chaufer le distribuent pour un Quartillo de Real de Plata. Mais ce n'est pas du Cacaotout pur, il y en a seulement une petite quantité mêlée avec du Maïz. Celui que boivent les Personnes de distinction est de pur Cacaopréparé tout comme en Espagne. Ils en reprennent une heure après le repas, & c'est une coutume si inviolable qu'il ne leur arrive jamais d'y manquer. Jamais ils n'en prennent à jeun, ou du-moins sans avoir mangé un morceau auparavant.
Les Confitures & le Miel sont encore de leurs mets favoris. Toutes les fois qu'ils s'avisent de vouloir boire de l'eau, ce n'est jamais sans avoir mangé avant quelques confitures. Souvent ils préfèrent le miel aux conserves, & autres confitures au caramel, ou séches ; ils trouvent que le miel adoucit davantage. Ils mangent les confitures avec du pain de froment, & ils en trempent aussi dans le chocolat ; mais pour le miel ils le mangent avec des tourtes ou gâteaux de Cassave.
Jorge Juan y Santacilia (1713-1773) et Antonio de Ulloa (1716-1795)
Voyage historique de l'Amérique méridionale*
* Voyage historique de l'Amérique méridionale fait par ordre du roi d'Espagne, par don George Juan… et par don Antoine de Ulloa…, ouvrage… qui contient une histoire des Yncas du Pérou et les Observations Astronomiques & Physiques, faites pour déterminer la Figure & la Grandeur de la Terre; tome 1, Paris, Chez Charles-Antoine Jombert, 1752.
Le chocolat rompt-il le jeûne ?
Si l'on se donnoit la peine de vérifier & de rassembler mille traits plaisans qui se débitent tous les jours sur le compte des Jesuites, ce recueil donneroit une juste idée de leur zéle pour la pénitence. Voici un fait que je sçais d'original, & qui pourra vous divertir. Il n'y a pas longtems qu'une Religieuse, d'un Monastere de Rome, demandoit au fameux Pere Celli, ce grand Directeur de Filles, s'il étoit permis, un jour de jeûne d'Eglise, de prendre du chocolat avec un peu de pain rôti. Madame, répondit le grave Théologien, vous vous amusez à des minuties. Est-ce que vous ne sçavez pas prendre du chocolat, & sanctifier en même-tems le jeûne ? Hé bien ! le premier jour de jeûne, je viendrai ici vous donner une bonne leçon par mon propre exemple. Il vint au jour marqué, & la Religieuse fit apporter le chocolat avec des rôties fort appétissantes. Le Directeur sourit à cette vue, & dit à sa Philothée : il est bon, Madame, que vous connoiffiez un peu l'esprit des Commandemens de l'Eglise, & la bonté de cette mere tendre. Faites, je vous prie, venir deux biscuits. Le R. P. fut servi sur le champ. Voyez, ajouta-t-il, quelle est l'intention de l'Eglise. Alors il trempa les deux biscuits dans le chocolat, & les mangea dévotement & galamment. Voilà, dit-il, quand il eut fini, voilà la leçon que je vous avois promise : Profitez-en, Madame, & ne donnez point dans le ridicule d'adopter les scrupules des Rigoristes. Que dites-vous, Monsieur, de ces Directeurs de nouvelle espèce ? Moi qui connois ce qu'ils valent, ils ne m'étonnent point. Et quoi ! ne sont-ce pas des Théologiens Jesuites qui enseignent, avec leur Pere Bauni, que l'excès dans le boire & dans le manger est une sorte de jeûne, parce qu'il produit le même effet, c'est-à-dire, qu'il mortifie le corps ? Vous riez ? Cependant je ne vous dis rien que de vrai. Ne trouvez-vous pas que de tels Casuistes ressemblent à ces pourceaux dont il est parlé dans l'Evangile, & dont J. C. permit aux démons de s'emparer ? Dieu veuille que ceux dont je parle n'aillent pas aussi se précipiter, non dans la mer, mais dans l'étang de souffre & de feu.
Supplément aux Réflexions d'un portugais…*
* Supplément aux Réflexions d'un Portugais sur le Mémorial présenté par le P. Général des Jésuites à notre Saint Père le Pape Clément XIII, ou Réponse de l'Ami de Rome à son Ami de Lisbonne, Gênes, 1759. Claude-Pierre Goujet (1697-1767), traducteur.
Le chocolat est-il un aliment salutaire ?
Le nouveau monde enfin produit une autre boisson, qui vient de ces extrêmités de la terre, exiger de moi que je chante aussi son charme & ses vertus. Car les deux Indes se disputent à l'envi la gloire de nous faire de magnifiques présens. L'une produit & nous envoie des perles. L'autre engendre & nous fournit de l'or. Celle-ci nous donne le chocolat, cette manne si salutaire aux vieillards. Celle-là nous prodigue le thé & le caffé, ces breuvages d'une saveur si piquante & si délicieuse; mais parmi les riches productions dont abondent les nouvelles Indes, une des plus précieuses, nous vient d'un arbre dont les feuilles sont de la plus brillante verdure. Les Anciens le nommerent le cacao & les Modernes l'ont appelé du nom sacré de Théobrome, mot grec qui signifie Nourriture des Dieux. Du pistil de sa fleur sort une noix, remplie de grains rangés dans des cellules. Ils ont au goût l'agréable douceur du miel le plus parfait. Après les avoir rôtis & broyés, on en forme une pâte, que l'on dissout lentement dans l'eau bouillante. C'est ainsi que les Indiens sont parvenus à se composer un breuvage du suc épais de ce fruit onctueux & se sont dédommagés par cette crême délicieuse, de la privation des dons de Bacchus. Cette liqueur nommée chocolat, ne resta pas long-tems renfermée dans les bornes de sa patrie. Elle se répandit bientôt dans différentes parties de l'Europe. Elle y plût & soumit à son empire, par le charme de la douceur, les conquérants inhumains de son pays. Il n'est personne aujourd'hui qui ne fasse usage de cette nouvelle boisson, elle fait les délices de l'homme opulent qui vit tranquille sous ses lambris dorés. On en sert à pleine tasse le matin à cette femme délicate, à ce vieillard tremblant, à cet infirme dans la langueur de sa convalescence, à ce voyageur fatigué d'une longue route, à tous ceux enfin qui veulent remédier à l'épuisement de leurs forces. En effet, le chocolat abonde en parties grasses & nourrissantes qui, broyées & divisées par l'action de l'estomach, deviennent une source féconde de chyle, remplissent les vaisseaux d'un sang pur & bien travaillé, fournissent aux nerfs une abondance de ce fluide spiritueux qui les vivifie. C'est une ambroisie qui semble rajeunir les vieillards, qui rend la vigueur aux infimes, qui refait de leurs fatigues ceux qui se sont exténués dans les bras de la volupté. N'espérez cependant pas d'aussi bons effets de l'usage que vous pourriez faire du cacao lorsqu'il est crud. Il est au contraire indigeste & capable d'affoiblir les ressorts de l'estomach. Par quels assez grands efforts ce viscere parviendroit-il à broyer une amande aussi dure, aussi compacte ? Par quels dissolvans assez vigoureux viendroit-il à bout de diviser & d'atténuer un suc de cette ténacité ? Telle est précisément l'opération préliminaire qui s'est faite dans la préparation du chocolat. Ses molécules oléagineuses ont été digérées par le feu. Il leur a réuni des principes subtils propres à réveiller l'action des visceres, à donner du ressort à leurs fibres. Il est cependant des estomachs si foibles & si malades, qu'il leur seroit impossble de digérer la pâte glutineuse du chocolat : ils ne lui feroient aucunement changer de nature, si l'on n'y méloit quelques aromates capables de les animer. Aussi fait-on souvent entrer dans sa composition le musc, l'ambre, la canelle, ou, ce qui vaut mieux encore, la vanille odoriférante. Il est donc de deux especes de chocolat. Leurs propriétés sont aussi différentes que leur substance. L'une est aromatique & composée ; l'autre est homogène et simple. Celle-ci sustente mieux ; celle-là ranime davantage. O vous ! qui voulez réparer par une nourriture abondante & pleine de sucs, des forces exténuées par le travail ou la maladie, gardez-vous d'irriter par une liqueur aromatique les fibres d'un estomach dont la vigueur subsisteroit encore. Vos viscéres n'ont besoin, pour être vivifiés, que d'un chyle onctueux & doux. Le chocolat vanillé ne convient pas mieux aux jeunes gens bien constitués & dans la force de l'âge. Il est aussi préjudiciable aux personnes dont la poitrine foible & délicate s'échauffe aisément, dont le sang âcre & vif contracte facilement de l'effervescence. Mais les vieillards peuvent sans crainte l'employer à donner de l'énergie à leurs entrailles paresseuses, à leurs viscéres inondés de pituite. C'est un heureux moyen de ranimer insensiblement la chaleur affoiblie par les glaces de l'âge. Le chocolat peut donc être regardé comme l'aliment le plus salutaire aux vieilles gens. Il sustente & réconforte en même tems cette portion respectable de l'humanité. Il prolonge ses jours, il lui conserve les charmes & la vivacité de l'esprit ; souvent même il lui donne la force de monter encore avec gloire au sommet du Parnasse.
M. Geoffroy
L'Hygieine ; ou l'Art de conserver la santé, III*
* Poème latin, de M. Geoffroy, Écuyer, Docteur Régent de la Faculté de Médecine en l'Université de Paris, traduit en français par M. de Launay, Docteur en Médecine, Paris, Chez Pierre-Guillaume Cavelier, 1774.
Le « chocolat oriental »
Lettre de M. Barthelemy, Médecin chimiste, à M. Moreau, Docteur en Médecine, sur les bons effets du Chocolat oriental, & sur un nouveau spécifique contre la Goutte.
On a eu dessein, de faire connoître sous le nom de Chocolat oriental, une nouvelle espèce de blanc-manger, qui favorise considérablement les fonctions de l'œconomie animale. On a déjà instruit le public de l'excellence de ce Chocolat pour les pulmoniques, & pour ceux sur-tout, à qui des maladies de poitrine, ou des foiblesses d'estomac, empêchent de faire usage des alimens solides. Mais on n'a pas fait observer de quel avantage il est encore pour les personnes affligées de la Goutte. Dans les accès, qui durent quelquefois plusieurs jours, le malade est réduit au point de ne pouvoir presque plus supporter d'aliment.
Dans cette situation, non-seulement l'estomac digere avec facilité le blanc-mangerdont il s'agit, mais ce restaurant est également efficace contre la maladie. Il en est de même à l'égard des personnes tourmentées par des douleurs néphrétiques. Je dis plus : ce Chocolat ou blanc-manger leur est encore plus nécessaire qu'à tout autre malade, parce qu'étant quelquefois fatiguées par des vomissemens, il leur faut une nourriture telle que celle-ci, qui est un chyle presque disposé à entrer dans les veines lactées. De-là on peut aisément insérer, que dans ces accouchemens laborieux, où la nature s'épuise souvent en vains efforts, le Chocolat oriental doit être d'une grande ressource, puisque sans fatiguer les organes de la digestion, il ranime les forces, & ne cause jamais le moindre dégoût.
J'aurois, Monsieur, un très-grand reproche à me faire, si je vous laissois ignorer que ce Chocolat, est sans contredit la meilleure nourriture pour une jeunesse épuisée par les excès.
Rien n'adoucit mieux l'âcreté des humeurs, & n'est si propre à produire un suc nourricier & bien conditionné ; d'où il suit, que cette nourriture est excellente pour toutes les personnes qui ont le sang appauvri, ou qui craignent de devenir pulmoniques. Une multitude de succès non équivoques, ont aussi convaincu le public, que jusqu'à présent on n'a pas connu de moyen plus utile pour hâter la convalescence, & pour prévenir & vaincre les infirmités de la vieillesse.
[…]
Le Chocolat oriental, ainsi que l'Elixir Antipodagrique, continuent de se débiter dans l'Abbaye de S. Germain des Prés, en entrant par la rue Sainte Marguerite, chez le sieur Roussel, Marchand épicier-droguiste, qui veut bien se charger de faire passer à M. Barthelemy, médecin-chymiste, les mémoires ou consultations qu'on désirera lui adresser franches de port, principalement sur les maladies qu'on estime incurables.
Mercure de France, novembre 1768
Le chocolat et la médecine
Guillaume-René Le Fébure de St-Il.... (1744-1809) fut « écuyer, docteur en médecine, médecin de la ville de Versailles, professeur de maladies vénériennes & en l'art des accouchemens, &c. »
Il est un principe dont tout Médecin prudent ne doit jamais se départir : il vaut mieux qu'un remède agisse peu que d'opérer avec trop de violence. En dressant mes formules, je n'ai pas moins songé au goût de mes malades qu'à leur santé ; il est difficile dans notre état d'unir l'agréable à l'utile : cependant j'ai fait en sorte d'épargner, autant qu'il est possible, à ceux qui sont obligés de prendre des remèdes, les désagrémens, les efforts, une répugnance enfin qui nuisent souvent leur effet ; j'ai rempli entièrement cette idée, & j'ai réussi, à ma très-grande satisfaction, dans l'exécution de mon chocolat. Depuis long-temps je cherchais tous les moyens d'ôter au sublimé son goût métallique, qui donne quelquefois des nausées, ou qui, au moins laisse dans la bouche un goût de cuivre fort désagréable ; lui enlever ce goût était une chose impossible, puisqu'il est naturel au mercure, excepté lorsqu'il est sous ferme coulante : jene pouvais donc que le masquer, & c'est de ce côté que je devais tourner mes soins ; j'y avais travaillé : j'avais fait du sirop, j'avais fait brûler de l'huile d'anis sur mon sel mercuriel, & toutes ces préparations avaient été vaines. Il me vint dans l'idée que s'il était dissous dans un menstrue convenable, & qu'il fût ensuite étendu, divisé, & enchaîné par les parties muqueuses du cacao & de l'extrait d'orge, non - seulement ces pâtes agréables absorberaient l'impression peu flatteuse qu'il laisse après lui, mais encore lui serviraient d'un puissant correctif, qui mettrait les malades à l'abri de toute inconséquence, & bannirait l'attirail gênant du lait, des tisannes d'orge, de mauve, qu'on est obligé de boire en faisant usage du sublimé en solution, pour émousser ses pointes & les diviser davantage. Le succès a pleinement répondu à mon espoir ; & après avoir mâché & savouré le chocolat long-temps dans la bouche, l'avoir pris au lait & à l'eau, j'ai vu qu'on ne distinguait absolument point la présence du sublimé. Si la grande faveur ou ce sel mercuriel est aujourd'hui, est autant due à sa puissante efficacité, qu'à la facilité que les malades ont à le prendre, je puis dire avoir encore renchéri sur cet avantage : on peut se guérir publiquement, &, pour se servir de cette expression, à la barbe des Athéniens ; un mari peut prendre son chocolat en présence de son épouse, sans que celle-ci y soupçonne de mystère ; elle peut même en user sans se douter de boire un anti-vénérien : &, par cet innocent moyen, la paix & la concorde subsistent dans le ménage. Un père peut en prendre au sein de sa famille ; un fils, une fille, devant leurs parens, & même quand ceux qui n'en auraient pas besoin en prendraient, il ne leur en arriverait aucun mal & ils n'éprouveraient aucun dégoût. Un voyageur porte avec lui son chocolat, & n'est point obligé de se charger de bouteilles, de fioles, attirail toujours embarrassant, & à cause du volume & à cause de la fragilité. Les gens jaloux de tout ce que les autres font ou inventent, diront peut-être que je n'ai pas grand mérite à avoir trouvé l'idée du chocolat, puisque M. Gardane dit dans ses Recherches-pratiques qu'on peut, si l'on veut, prendre la solution du sublimé dans une tasse de chocolat : mais M. Gardane a-t-il dit de faire une pâte avec le cacao & l'extrait d'orge, qui l'emporte sur cette amande en vertus béchiques & qui contient plus de parties mucilagineuses ? M. Gardane a-t-il dit d'y ajouter le baume du Pérou, comme fortifiant & tonique, particulièrement utile dans les gonorrhées habituelles qui viennent de relâchement ? M. Gardane enfin a-t il donné la manière de manipuler ce chocolat, ce qui n'est point du tout aisé, & ce que M. Martin, Apothicaire de cette Ville, fort expert dans son art, a manqué plusieurs fois, malgré nos soins réunis ? Au surplus, quoi qu'on veuille en dire, je ne courrai point après le petit mérite de l'invention : que la chose soit utile ; c'est - là le but principal. Combien de personnes, sur-tout dans notre siècle, ont été chercher dans de vieux dispensaires des recettes oubliées, & les ont apportées avec faste & même avec impudence !
Guillaume-René Le Fébure
Le médecin de soi-même,…, avertissement*
* Le médecin de soi-même, ou Méthode simple et aisée pour guérir les maladies vénériennes, avec la recette d'un chocolat aphrodisiaque, aussi utile qu'agréable. Nouvelle édition, augmentée des analyses raisonnées & instructives de tous les Ouvrages qui ont paru sur le mal vénérien depuis 1740 jusqu'à présent, pour servir de suite à la Bibliographie de M. Astruc ; Et de la traduction française de la dissertation de M. Boehm. Tome premier, Paris, Imprimerie de Michel Lambert, 1775.
Le chocolat de santé au XIXe siècle
Il y a dans le commerce une espèce de chocolat qui porte le nom de chocolat de santé qui est positivement le plus mauvais de tous les chocolats, parce qu’il est mal fabriqué, parce que les matières premières qu’on y emploie sont de mauvaise qualité et mêlées à des substances étrangères sans valeur ; aussi les médecins ont-ils conçu à l’égard de toutes les substances alimentaires ainsi défigurées un préjugé qui sera difficilement détruit. J’avais moi-même consacré ces préjugés en disant ailleurs que le chocolat de santé était lourd, indigeste, et qu’il ne convenait qu’aux estomacs robustes ; mais j’ai pu et dû revenir de cette opinion lorsque M. Gallais m’a eu démontré, par le raisonnement et par l’expérience, qu’il ne fallait pas donner le nom de chocolat de santé à des amalgames de fécule et de beurre ; que ce nom avait été affecté dans le principe au chocolat type, à celui qui n’emprunte pas des propriétés excitantes, nutritives ou aromatiques à des substances étrangères, à celui enfin qui seul peut servir de base à la détermination des vertus particulières du cacao. Voici en effet comment cet habile fabricant entend le chocolat de santé dans la théorie et dans la pratique. Écoutez, hommes de bien, paresseux honnêtes, qui pouvez déguster à votre aise, choisir et raisonner tous vos morceaux ; cette théorie vous concerne ; méditez-la pour la bien pratiquer.
Le chocolat de santé est le plus simple de tous les chocolats ; il ne contient aucune substance étrangère au cacao, si ce n’est le sucre. Pour connaître l’influence réelle des chocolats sur l’économie animale, il faudrait commencer par apprécier l’influence du chocolat de santé. Quand le beurre de cacao et les principes féculents s’y rencontrent dans des proportions convenables pour faire une émulsion parfaite, ce chocolat adoucit, tempère et relâche, comme tous les corps gras, en même temps qu’il nourrit et sustente l’organisme comme les fécules. Les qualités relâchantes du corps gras ne peuvent pas devenir incommodes, parce que l’exagération de leurs effets est empêchée par la plus ou moins grande quantité de sucre qu’on y mêle, par le principe amer qui abonde dans tous les cacaos, et aussi par un principe aromatique qui agit toujours en raison de sa finesse.
Le chocolat de santé donne donc, si l’on peut ainsi dire, la mesure des propriétés alimentaires spécifiques du cacao, et je conçois qu’on l’ait appelé ainsi par opposition aux chocolats rendus plus excitants ou plus nutritifs par l’addition de divers aromates ou de fécules. Le chocolat de santé est celui dont on doit faire usage lorsqu’on n’a pas besoin d’un surcroît d’excitation ni de nourriture. Il soutient les forces plus long-temps que toute autre substance analogue ; sa digestion s’opère avec une salutaire lenteur, par le seul effet des parties grasses, et il fournit ainsi un aliment des plus agréables, et avec raison des plus recherchés. Mais il faut le faire avec plus de soin peut-être que les autres ; il faut que les cacaos employés à sa confection soient choisis avec discernement parmi ceux dans lesquels le principe gras et le principe féculent sont dans les proportions les plus convenables pour faire émulsion ; car c’est ici surtout que l’émulsion est le criteriumvéritable des bons effets de l’aliment. Ce n’est pas en effet une chose indifférente qu’une émulsion parfaite ; c’est une chose si précieuse, que la nature, en bonne mère, nous la dispense avec sa largesse habituelle ; elle nous en présente les matériaux à chaque pas dans les œufs, dans le lait ; le meilleur coulis n’est lui-même qu’une émulsion.
Les cacaos de Soconusco et de Caracas devraient seuls être employés à la préparation du chocolat de santé, parce que ce sont les plus aromatiques, et par conséquent les plus recherchés. Au lieu de cela, on prend communément les cacaos des Îles, les cacaos de la Trinité ou de Surinam ; on les amalgame avec de la fécule de pomme de terre, avec de la pomme de terre écrasée (polenta) avec du beurre, avec de l’huile qui ne tardent pas à rancir, et l’aliment des dieuxse trouve ainsi transformé en une nourriture de malédiction et de réprouvé.
Pendant long-temps les pharmaciens eux-mêmes, qui auraient dû s’y connaître, n’ont pas mieux soigné leur chocolat de santé que les épiciers les plus vulgaires. J’en trouve la preuve dans la formule qu’en a donnée Cadet de Gassicourt, et qui est suivie encore aujourd’hui par beaucoup d’apothicaires. On prescrit en effet d’employer deux dixièmes de cacao des Îles. une dose infiniment moindre serait suffisante pour communiquer de l’âcreté au chocolat, et pour motiver la niaiserie du verre d’eau fraîche destinée à combattre l’irritation passagère de la gorge, qui en est la conséquence immédiate. Quand le chocolat est bon, qu’il est fait avec des cacaos bien doux, le verre d’eau est inutile.
Il y a environ huit ans, je me plaignais à un pharmacien instruit et que la délicatesse de son palais portait sensiblement à la culture d’une gastronomie intelligente et discrète, je me plaignais, dis-je, à M. Touche, de cette âcreté qui me restait à la gorge après avoir pris une tasse de chocolat et qui m’en aurait fait abandonner l’usage, quoique je l’aime beaucoup ; il m’en donna la raison que je viens de faire connaître, d’où je conclus qu’il fallait supprimer le cacao des îles ou en diminuer la proportion, de manière à rendre sa présence insensible. M. Touche se rendit à ms désirs et fabriqua pour mon usage particulier un chocolat qui était véritablement très-doux. Il avait alors pour cliente une artiste des plus distinguées, mademoiselle Jenny-Vertpré, qui, en ayant une fois goûté, n’en voulut plus prendre d’autre.
Je conclus que, pour l’usage journalier, le chocolat de santé, fait d’après les principes que je viens d’exposer, est bien le déjeuner le plus léger et l’un des plus agréables ; il ne doit pas coûter moins de trois à quatre francs la livre ; si on le vend meilleur marché, au prix où sont les matières premières, il est impossible d’être sûr de ce que l’on achète.
Mais il est des personnes qui, sans avoir l’habitude du déjeuner à la fourchette, trouveraient insuffisante une tasse de chocolat de santé. Celles-là peuvent se satisfaire aussi sans sortir du chocolat ; elles n’ont qu’à prendre du chocolat au salep et à la vanille. Le cacao s’accommode admirablement d toutes les fécules ; mais le salep a sur les autres l’avantage de flatter le goût et de stimuler les forces gastriques de la manière la plus agréable. Uni à un bon cacao de Soconusco et à un peu de vanille, le salep produit un chocolat d’une saveur exquise et nombreuse. Une tasse de chocolat au salep et à la vanille satisfait l’estomac et réjouit le cœur, sans excitation aucune, et partant sans fatigue ; elle nourrit abondamment et ne remplit pas. C’est là, au reste, une propriété spéciale au salep : sous un très-petit volume, il renferme une masse considérable de matière nutritive ; et l’on se rappelle combien les médecins l’employèrent avec succès, dans le temps du choléra, pour restaurer les forces épuisées des personnes qui, en ayant été atteintes, eurent le bonheur d’échapper à ce terrible fléau.
Quant à la vanille, je ne connais pas de parfum plus suave que celui que développe cette précieuse gousse, et je ne conçois pas le préjugé général qui lui attribue des propriétés échauffantes. Est-ce que nous ne mangeons pas tous les jours des choses cent fois plus échauffantes que la vanille ? Est-ce que toutes les cuisines ne sont pas fondées sur les épices ? Et qu’y a-t-il de plus échauffant que la cannelle, la muscade, le poivre et le gingembre, etc. ? Le sel lui-même, dont aucun médecin (à l’exception des homœopathes) n’a certes songé à priver ses malades, n’est-il pas cent fois plus échauffant que la vanille ? mais l’opinion publique est ainsi formée d’un tas de contradictions ; les mêmes gens qui regardent le chocolat à la vanille comme une nourriture échauffante se laisseront persuader que le chocolat au lait d’amandes est rafraîchissant, parce qu’il plaît à quelques fabricants malencontreux d’attribuer à la fève de cacao une vertu à laquelle Montezuma n’eût certes pas ajouté confiance.
Alexis-François Aulagnier
Dictionnaire des aliments et des boissons…
Journal du Cher, 19 février 1870
Le Charivari, 7 juin 1853
Le chocolat des affligés
[…] l'amhre gris […] est un aliment raffiné, au parfum exquis, en usage dans les grandes circonstances, et apprécié à sa juste valeur par les Brillat-Savarin et les baron Brisse seulement.
L'ambre gris est une substance animale, grasse, donnant une odeur suave et pénétrante, sa couleur grise est mêlée de noir et de jaune ; il a la consistance de la cire et peut se ramollir comme elle.
« Que tout homme, dit Brillat-Savarin, qui aura passé à travailler une portion notable du temps que l'on doit employer à dormir; que tout homme qui se sentira temporairement devenu bête ; que tout homme qui trouvera l'air humide, le temps long, et l'atmosphère difficile à porter ; que tout homme qui se sentira tourmenté d'une idée fixe qui lui ôtera la liberté de penser ; que tous ceux-là, disons-nous, s'administrent un bon demi-litre de chocolat ambré, à raison de soixante à soixante-douze grains d'ambre par demi-kilogramme, et ils verront merveilles.
» Dans ma manière particulière de spécifier les choses, je nomme le chocolat à l'ambre chocolat des affligés, parce que dans chacun des divers états que j'ai désignés on éprouve je ne sais quel sentiment qui leur est communet qui ressemble à l'affliction. »
Brillat-Savarin n'exagère pas les admirables qualités du chocolat ambré ; mais il est regrettable que ce chocolat soit un peu cher : deux grammes d'ambre gris, non falsifié, pilé très-fin avec du sucre, font six petites doses, avec chacune desquelles on saupoudre une demi-tasse de chocolat ; mais comme le kilogramme d'ambre ainsi préparé revient à peu près à cinq mille francs, deux grammes coûtent donc dix francs, c'est-à-dire cinq fois plus que l'argent, à poids égal.
Cette substance est déjà plus chère que du temps de Brillat-Savarin et si son usage se répandait davantage, son prix augmenterait sans doute; mais le luxe d'un pareil aliment n'est pas destiné à devenir populaire.
Dans le commerce, cette substance est fort sujette à être falsifiée, surtout maintenant qu'elle a atteint un prix exorbitant ; cependant quelques caractères peuvent faire reconnaître le véritable ambre de celui qui est altéré. Si l'on en casse un morceau, on voit que son intérieur est composé de couches de différentes nuances de jais, mêlé de points jaunes, noirs et blancs ; la chaleur de la main suffit pour le ramollir, et lorsqu'on y plonge une lame ou une tige d'acier chauffée au rouge, il laisse exsuder une matière liquide d'une odeur très-suave et très-aromatique ; celui qui est falsifié par les procédés connus jusqu'à ce jour ne possède pas ces caractères.
L'ambre gris entre comme ingrédient dans les pastilles des Indes, dans l'eau de miel anglaise, le parfum de Portugal, etc. Il sert à aromatiser une foule de préparations, telles que des vinaigres, des savonnettes, des huiles, des pommades ; il est vanté comme excitant. […]
Jean Rambosson
Les pierres précieuses et les principaux ornements, Paris, Librairie de Frmin Didot Frères, 1870.
Un opposant au chocolat au milieu du XIXe siècle
Le jour de l'an ! Le premier janvier ! Voilà une belle occasion pour refaire toujours le même article plein d'érudition au sujet des étrennes, et rempli de malédictions au sujet d'un despotique usage qui s'est perpétué à travers les ruines de tant de coutumes et de traditions détruites ! Ce pauvre Saint-Edme, mort d'une façon déplorable et sinistre, avouait qu'il avait fait, défait et refait cet article vingt et une fois, et que c'était pour lui une petite rente annuelle, certain qu'il était de placer toujours cet article phénix. Attendez-vous donc à le lire ou le relire, sur vingt points à la fois, aujourd'hui, demain, signé par vingt noms se copiant les uns les autres ! On vous y dira que l'empereur Claude… Mais n'allons pas tomber en plein dans cet inévitable et toujours renaissant article, sous prétexte de constater que nous ne l'écrivons pas, et passons aux petits faits qui naissent autour de nous de l'observation moderne.
Les événements de 1848 avaient foncièrement modifié l'usage des étrennes. Aux dons élégants, choisis, précieux, que les hommes reconnaissants envoyaient aux personnes qui avaient pu ou su leur être agréables ou utiles, succédèrent brusquement les expédients économiques. On cessa de s'adresser au bijoutier, au dépôt des futilités en vogue, pour aller chez le confiseur avec une économie de 75 pour cent. Tel qui offrait jadis une bague, un bracelet ou un petit meuble d'art, envoya un sac de marrons glacés ou une boîte de pralines. Les marchands de chocolat profitèrent tout particulièrement de la situation, vu le bon marché de leur denrée, et se manifestèrent en annonces et réclames désordonnées. Aimez-vous le chocolat ? Je suis du grand parti national qui l'exècre aussitôt après en avoir croqué l'équivalent d'un centimètre cube. Le mal est fait aujourd'hui, et, lancés par la révolution de février, les chocolatiers ont pris, dans l'industrie parisienne, une place déplorabl! Connaissez-vous rien d'absurde comme les monuments ou objets divers dont ils croient orner leurs étalages ? Là, c'est l'arc de triomphe de l'Étoile, — ou les chevaux de Marly, — ou des potiches forme chinoise. Voilà un panier d'osier galvano-plasté, ou… plastiqué (horreur !), rempli de fleurs… en chocolat ; est-ce assez ridicule ? Chez cet autre, le chocolat déshonore les formes divines de la Vénus de Milo, ou ridiculise les traits bonasses de Béranger. J'ai vu hier un jeu d'échecs en chocolat ; Marie Antoinette en chocolat ; un bracelet en chocolat ; une main élégante et fine qui avait eu la faiblesse de se laisser mouler dans cette pâte noirâtre et grossière ! Et c'est, soyez-en sûr, seulement depuis mil huit cent quarante-huit, que le chocolat a pris ces développements furieux. Les industriels qui le perpètrent sont aujourd'hui partout, dans les plus beaux endroits de la ville, avec leurs machines à haute et basse pression. Leurs roues, leurs cylindres, leurs engrenages font un bruit qui ameute les flâneurs stupides devant les glaces dépolies contre lesquelles la vapeur broie un cacao de plus en plus envahisssant. Cette lourde, indigeste, somnifère et abêtissante denrée fait, d'années en années, de redoutables progrès, et, en outre, beaucoup de taches. Elle prend toutes les formes et tous les goûts pour s'introduire subrepticement dans toutes les familles, survivant avec fureur à ces années 1848 et 1849, qui la rendirent un moment nécessaire, plus qu'économique. Cette année surtout, il y a, de la part du chocolat, des roueries incroyables pour se maintenir ailleurs que dans les cuisines. Il a pris des aspects politiques, religieux, artistiques, tout ! Sa pâte intrigante s'est coulée dans tous les moules, et si vous ne connaissez pas M. Ferdinand de Lesseps lui-même, le voilà à cet étalage. A côté de lui, c'est une boîte, toujours en chocolat, qui ferme à clef ! Puis ce sont les lions de Barye, ces terribles modèles, originairement coulés dans le plus terrible métal, le bronze. Peut-on, sans jeu de mots, voir rien de plus bête?
La preuve que cette denrée collante et fadasse sait bien qu'elle est écœurante et qu'elle empâte avec une prompte satiété, c'est qu'elle fait toutes sortes d'efforts pour se déguiser en autre chose. Elle se parfume à la vanille, au citron, au salep de Perse, ou à la menthe… une autre horreur ! Le chocolat fait même semblant d'être au café, ou bien il se met en collaboration atroce avec le lait d'ânesse pour les poitrines faibles. Ajoutez tous les papiers, les clinquants, les faveurs, les cartonnages, les déguisements, enfin, dont il s'affuble, espérant n'être pas reconnu. Récapitulons : il se fait hanneton, buste ou praline, voilà pour la forme ; premier déguisement. Il s'assimile, s'incorpore toutes les saveurs, tous les goûts qu'il peut ; second déguisement. Il s'enveloppe de tous les papiers, paillons ou brimborions qu'il trouve, autre déguisement ! N'est-ce pas là autant d'aveux de son impuissance, de son manque de charme intrinsèque ? S'il valait quelque chose autrement que délayé dans du lait, de loin en loin, à la table matinale, le chocolat aurait-il ce recours désespéré à tant de déguisements ?
Au reste, voici, pour en finir à ce propos, un argument confit dans une anecdote d'hier même. Le prince d'I…, un boyard que vous rencontrez tous les jours de trois à cinq heures sur le boulevard des Italiens, choisissant les trois invités que le hasard lui enverra pour dîner avec lui dans un des restaurants de ces parages dorés, —le prince d'I…, ayant pris goût, en voyant la dernière féerie des Variétés, pour un des plus rose maillots qui s'y pavanait sans dire grand'chose, n'étant sans doute là que pour se montrer, le prince crut devoir manifester son admiration à l'artiste (flattons-la !) par un envoi motivé par la date actuelle. C'était une boîte en bois de rose, dont la clef se trouvait renfermée dans une lettre à double enveloppe. La dame, ou demoiselle, ouvre la lettre, ne la lit point, saisit la clef et se hâte d'ouvrir la boîte. Qu'y trouve-t-elle? des papilottes en… chocolat ! Déçue, mystifiée, furieuse, elle ouvre la fenêtre et lance toute cette sotte chocolaterie dans la cour, où le tout s'arrête sur une marquise en zinc qui sert à laver les voitures à l'abri de notre fameux climat tempéré.
Puis, après avoir lancé à l'adresse de l'absent une petite bordée d'un style plus Funambules que Comédie française, elle tombe dans un grand fauteuil et s'y installe dans une exécrable humeur.
Le soir, le prince en offse présente ; elle le reçoit comme un chien dans un jeu de quilles en chocolat (il y en a, voir rue Vivienne). Le Russe surpris, déçu, demande des explications et apprend le cas que la dame indignée a fait de son présent.
« — Savez-vous, mademoiselle, — lui dit-il, d'un air tranquille, — combien il y avait de ces affreuses papillotes ? — Vous moquez-vous? — reprit la tigresse, — et croyez-vous que j'ai pris la peine de compter vos insolents morceaux de chocolats.
» — Vous eussiez pourtant fort bien fait de les compter…
» — Parce que…
» — Parce qu'il y en avait trente…
» — Eh bien ! vous en aviez pour trente sous !
» — Vous en eussiez trouvé pour trente mille francs ! » — répliqua, toujours très-simplement, le Russe.
La dame comprit, devina… et s'évanouit un peu, pas trop. Le Russe la ranima en lui faisant flairer… son portefeuille. La sonnette sur-le-champ tirée, la camériste courut en bas, et le cocher, armé d'une échelle, réunit toutes les papillotes disséminées sur la marquise, une seule manquait ; on la retrouva à terre, où le chien du portier la flairait et la dédaignait, en qualité de chocolat. Si c'eût été de simple sucre, la bouchée coûtait mille francs ! Que ceci apprenne aux opulents qui font ces surprises aux dames qui les attendent, à ne pas se servir de chocolat comme intermédiaire ! La déception peut renouveler notre anecdote, sans son heureux dénoûment. Si cette leçon vaut quelque chose, je préfère même un fromage à tout le chocolat de la nouvelle année, fût-il coulé dans les formes profanées de la baigneuse de Falconnet, dont abusent tous les zincs, les plâtres, et les stéarines, — ou dans celle du délicieux buste de la Dubarry, dont l'original, de Pajou, est au musée du Louvre.
Jules Lecomte
dans Le Monde Illustré, 1er janvier 1859
Un inventeur de premier ordre : Hermann*
Hermann est un de nos bons mécaniciens. Il construit surtout des machines à broyer, à triturer à malaxer. Ses inventions et ses perfectionnements en ce genre sont innombrables. Les expositions de Paris l'ont vu couronner cinq fois. La société d'Encouragement pour l'industrie nationale, qui déjà l'avait récompensé en 1839 et 1841, lui a décerné en 1850 son insigne suprême de la médaille de platine. L'exposition universelle de Londres lui a donné une grande médaille. Justice que la croix d'honneur a ratifiée. Bordeaux, il y a deux ans, lui envoyait un diplôme d'honneur. Tant de lauriers conduisent nécessairement un inventeur à la richesse, quand ils ne conduisent pas à l'hôpital ; on se figure ce qu'ils peuvent représenter de travaux et de soucis pendant trente ans. Et cependant, nous ne parlerons pas de M. Hermann à cause de tout cela : c'est du ressort de la science, et l'art n'a point à y regarder. Mais voici ce qui est arrivé. En perfectionnant pour les autres et pour lui les machines à faire le chocolat, car lui-même en est un fabricant parmi les plus habiles et les meilleurs, M. Hermann s'avisa que la substitution de cylindres broyeurs en pierre dure aux cylindres en métal serait une chose bonne, tout contact avec le métal nuisant à la saveur du produit. Adaptant donc au tour le diamant au lieu de l'acier, par un moteur formidable il obtint des cylindres en granit. C'était simple : mais le génie a ses chemins mystérieux et sacrés, et celui-ci a conduit M. Hermann aux merveilles qu'aujourd'hui son art industriel nous étale.
Auguste Luchet
dans Le Monde Illustré, 16 novembre 1861
* À propos de l'Exposition des Arts Industriels, au Palais de l'Industrie.
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