La pulpe

 

 

 

 

La pulpe, sucrée et aromatisée par la fleur de l’oranger ou de l’orjevala, devient un délicieux rafraîchissement, fort goûté des dames créoles ;

fermentée, elle donne une liqueur vineuse que les nègres recherchent avec avidité.

Auguste Pelletier et Eugène Pelletier, Le thé et le chocolat dans l’alimentation publique

C'est le mucilage blanchâtre qui enrobe les fèves de cacao, au sein de la cabosse et que les enfants des pays producteurs aiment à sucer. Elle est composée de 85 % deau, de 10 à 12 % de sucres (essentiellement, glucose et fructose) et dacide citrique. Elle est extrêmement fermentescible, doù son rôle pendant la fermentation  — elle est alors rapidement ensemencée en bactéries, surtout en levures véhiculées par lair, etc.

Lhomme commença par consommer cette pulpe blanche, de saveur acidulée, avant de sintéresser aux fèves, dont le goût amer lui parut de prime abord rebutant. Les analyses chimiques de résidus extraits de treize fragments de poteries mis au jour sur le site de Puerto Escondido, dans la basse vallée du rio Ulúa (1), au nord-ouest de lactuel Honduras, ont montré des traces de théobromine et font, de ce fait, remonter lusage du cacao vers 1 150 avant notre ère. Selon les chercheurs (2), la forme ronde des contenants donne à penser quils contenaient un breuvage fermenté et quen ce lieu, la pulpe faisait vraisemblablement lobjet dune fermentation. La boisson obtenue, pouvant contenir jusquà 5 % vol. dalcool, aurait précédé le « chocolat » et aurait incité les populations à cultiver le cacaoyer. De plus, daprès la facture des poteries, leur style et leur décor, cette boisson était, semble-t-il, consommée en des circonstances festives, tels mariage ou naissance. Certains spécialistes actuels vont plus loin dans leur raisonnement : comme lexplique Allen M. Young (The Chocolate Tree), si le genre Theobroma remonte à des millions dannées, il se pourrait que lespèce Theobroma cacao ne remonte quà 10 000 ou 15 000 ans et ait pour origine le croisement, par lhomme, de deux espèces existantes T. pentagona et T. leiocarpa, toutes deux, daprès Cuatrecasas (1964), spontanées en Amérique du sud comme au sud de lAmérique centrale. Au regard de cette hypothèse, il est tout à fait plausible que les indigènes sud-américains aient manipulé les espèces sauvages de Theobroma pour utiliser leur pulpe.

Au XVIIIe siècle, De Quélus note à propos de cette « espece de mucilage dune acidité charmante » : « on se donne souvent le plaisir de mettre de ces amandes de Cacao avec leurs envelopes dans la bouche pour la raffraichir agreablement, & pour étancher la soif ; mais on se garde bien dy appuier la dent, parce quen perçant la peau du Cacao on sentiroit une amertume extrême. » Les chroniques du jésuite italien Filippo Salvatore Gilij (1721–1789) (3), qui vécut en Nouvelle-Grenade (auj. Venezuela central) et simposa comme lun des meilleurs connaisseurs des Indiens du moyen-Orénoque, relatent que les indigènes consommaient la pulpe, puis jetaient les fèves. Il apparaît quau XIXx-e siècle cette pratique se retrouvait chez certaines tribus de lOrénoque et dAmazonie — daprès Alexander von Humboldt, les indigènes du bassin du Haut-Orénoque la consommaient. Sans doute perdure-t-elle encore dans certaines régions dAmérique Latine.

(1) Le site, continuellement habité depuis environ 2000 av. J.-C. par une population majoritairement agraire, a été surnommé « le berceau du cacao ». Peut-être les premiers occupants furent-ils les « précurseurs » des Olmèques dont la civilisation émergea vers 1100 av. J.-C. Cette vallée fertile fut une importante zone cacaoyère au xvie siècle. Son cacao était réputé pour sa qualité.

(2) Chemical and archaeological evidence for the earliest cacao beverages, étude effectuée par les anthopologues John S. Henderson (Cornell University), Rosemary A. Joyce (University of California, Berkeley), Gretchen R. Hall (Museum Applied Science Center for Archaeology, University of Pennsylvania Museum, Phildelphie), W. Jeffrey Hurst (Hershey Foods Technical Center, Hershey, Pennsylvanie) et Patrick E. McGovern (Museum Applied Science Center for Archaeology, University of Pennsylvania Museum, Phildelphie). Elle a été publiée dans le journal PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), vol. 104, n° 48, 27 novembre 2007.

(3) Saggio di Storia Americana, o sia Storia Naturale, Civile e Sacra de Regni e delle Provincie Spagnuole di Terra-Ferma nell America Meridionale, 1780-1784.

Dautres témoignages nous apprennent que, dans certaines contrées d’Amérique latine, la pulpe servait à la préparation dune boisson fermentée. « Les amandes de cacao sont enveloppées dun duvet très-blanc & très-humble, cest par-là que, quoique enfermées sous une même coque, elles se trouvent séparées les unes des autres. Ce duvet est ramassé avec soin par ceux qui cueillent ce fruit. Ils sen servent pour composer une boisson douce qui est très-agréable à boire. » (Dictionnaire Portatif de Commerce…, 1770.) En Guyane, la pulpe était « exprimée et passée par un linge » pour donner une boisson rafraîchissante. En outre, observe Jean Samuel Guisan en fonction dans cette région au tournant du XIXe siècle : « Beaucoup de personnes la trouvent trop douce au moment où elle vient dêtre exprimée, et préfèrent la boire le lendemain : les nègres laiment mieux au bout de quelques jours, lorsquelle est plus forte et plus vineuse. / On peut en tirer une liqueur forte par distillation ; mais, au moment quelle est extraite, si lon veut, il est possible den faire une gelée très-saine, et on ne saurait plus agréable. »

Aujourdhui, selon létude dAllen M. Young, la « frontière » orientale de la province du Chocó, située au nord-ouest de la Colombie et bordée par le Pacifique, constitue une intéressante ligne de démarcation — elle sétire du nord au sud. Au-dessous de cette ligne imaginaire, dans presque toute lAmérique du Sud, la pulpe est privilégiée, pour la confection de boissons rafraîchissantes, et les graines suscitent moins dintérêt. Alors que, au nord, dans le Chocó, dans lAmérique Centrale et au Mexique, les graines servent à préparer le chocolat. Ce qui, certes, nexclut pas la consommation de la pulpe en Amérique Centrale. Une des boissons traditionnelles des hautes terres guatémaltèques est le refresco de pocha (4), qui peut être consommé frais ou fermenté ; d’après Cameron L. McNeil, il est obtenu en battant la pulpe et les graines (entières) avec un peu d’eau, puis, lorsque la pulpe s’est détendue, en ajoutant de l’eau et du sucre. Certains laisseraient la préparation fermenter trois jours durant dans un lieu frais, d’autres la consomment aussitôt. Cette éventuelle fermentation serait parfois prolongée dans certaines régions, jusqu’à obtenir une boisson alcoolisée (guaro) (5), mais cette pratique demeure clandestine. Par ailleurs, au Nicaragua, le pinolillo est une boisson élaborée avec la pulpe du Theobroma bicolor.

(4) Le terme pocha désigne, semble-t-il, la cabosse.

(5) Cette boisson associe principalement pulpe et graines du cacao, pulpe et graines du pataxte, graisse animale (sebo) et sucre non raffiné (panela).

En son temps, Pierre-Joseph Bucholz (Dissertation sur le cacao…, 1787) donnait une formule dentremets très rafraîchissant, obtenu en battant la pulpe pour la réduire en crème, puis en lui mêlant un peu de sucre et deau de fleurs doranger. Aujourdhui, la pulpe entre dans la confection de sorbets et de boissons rafraîchissantes. C’est généralement la variété de cacaoyer Theobroma grandiflora, ou cupuaçu , qui est utilisée à cette fin.