Le chocolat des poètes

 

  • Le chocolat à la lumière de la mythologie (Pierre-Louis Guinguené)
  • Un empoisonnement au chocolat ? (Mme de La Fayette)
  • Un crime au chocolat (André-Robert Andréa de Nerciat)
  • Le chocolat (Métastase)
  • La Médaille d'Othon (Carmontelle)
  • Les grands effets par les petites causes (Jean-Charles Laveaux)
  • Le chocolat perdu (Jean-François Guichard)
  • Le Chocolat (Morelle, 1802)
  • Un suicide au chocolat (Victor du Bled)
  • Poison et chocolat, anecdote du temps de l'Empire (Baron E.-L. de Lamothe Langon)
  • Les effets du chocolat (Honoré de Balzac)
  • Monsieur Chocolat et mademoiselle Cannelle (Louis Jourdan)
  • Impressions de Tolosa (Alexandre Dumas)
  • Le chocolat catalan (Prosper Mérimée).
  • Le chocolat de Monseigneur (Charles Dickens)
  • Le chocolat du matin (Édouard Pailleron)
  • Espérances du frère Patrice (Wenceslao Ayguals de Izco)
  • Le chocolat entre deux eaux (A. Carlier)
  • Chocolat et brioche (Émile Zola)
  • La chocolatière (Jean Lorrain)
  • Le chocolat (Hippolyte Topin)
  • Le chocolat (Joseph Poisle-Desgranges)
  • Le chocolat de Barillon (Georges Feydeau)
  • « Le chocolat » (André Theuriet)
  • « Le morceau de chocolat » (Claude Tellier)
  • Superflus (Rémy de Gourmont)
  • Le chocolat de l'enfance (Jules Massenet)
  • Péronilla, fabricant de chocolat
  • L'Obus (Victorien Sardou)
  • Le chocolat à l'espagnole (André Gide)
  • Cacodylate (Francis Picabia)
  • Le gâteau au chocolat de madame Swann (Marcel Proust)
  • De pharmacie en confiserie (Anatole France)
  • Le chocolat du souvenir (George Orwell)
  • Mille fois (Benjamin Péret).
  • Elles sont mortes les abeilles (Robert Desnos).
  • Chanson dada (Tristan Tzara)
  • Alimentation en temps de guerre (Francis Jammes)
  • Chanson dada (Tristan Tzara).
  • Une « orgie de gâteaux » (André Pieyre de Mandiargues)
  • Une recette de chocolat (Robert Sabatier).
  • Éloge du chocolat noir (Alain Schifres)
  • Le chocolat de la randonnée (Mary Frances Kennedy Fisher)
  • Fernando Pessoa, Bureau de Tabac (extrait)

Jan van Grevenbroeck, Venetian Noblemen in a Cafe, 18th, Museo Correr, Venise.

La belle Cynthie a dicté tes vers, ô Properce !

La belle Corinne fut ta muse, ô Naxon !

La charmante Lesbie était la divinité du tendre Catulle ;

Ta flamme, ô Tibulle ! fut la gracieuse Néère.

Pour moi, vieillard, il n'est point de Cynthie, de Néère,

De Corinne, ni de Lesbie qui m'inspire ;

Mais je méprise facilement les muses et les flammes des jeunes gens,

Si tu ne me manques pas, belle Caraque.

Abbé Thomas Serrano, XVIIIsiècle*

 

* Ce poème appartient à l'ensemble de poésies latines écrites par ce jésuite espagnol (1715-1784) et imprimées, après sa mort, en 1788, à Foligno (Italie). De fait, à la suite de la suppression de son ordre, l'abbé Louis-Thomas Serrano s'était retiré en Italie en 1766 et s'était établi à Ferrare. Il est l'auteur de quelques pièces rendant hommage au chocolat. La traduction du poème, ici fournie, figure dans L'Italie confortable : manuel du touriste, de M. Valéry (alias Antoine Claude Pasquin, 1789-1847), Paris, Jules Renouard & Cie, 1842.

Le chocolat à la lumière de la mythologie

 

 

Le jésuite napolitain Tommaso Strozzi (1631-1701) composa un long poème en latin sur le chocolat (De mentis potu sive de Cocolatis opificio). Cette pièce fut communiquée par son auteur à l'érudit italien Francesco Redi (1626-1697), qui en publia 169 vers. Mais Strozzi la fit ensuite imprimer à Naples, en 1689, et elle est alors longue de près de 1 800 vers*. L'analyse suivante en fut fournie au XIXsiècle :

 

De tous ses ouvrages poétiques, le seul qui mérite encore quelque intérêt, tant par l'originalité du sujet que par la correction du style, c'est le poème sur le Chocolat.

                        Le célèbre Redi en fil le premier connaître tout le mérite. Il avait, dans son dithyrambe, déclamé contre le chocolat ; mais, dès qu'il eut vu quelques morceaux du poème de Strozzi, il revint entièrement de sa prévention, comme on le voit dans les savantes annotations qu'il ajouta à ce dithyrambe. Il publia même ces premiers essais pour justifier son admiration. La publication du poème entier confirma les présages et le jugement de Redi, et les connaisseurs le regardent encore comme un chef-d'œuvre en ce genre. Il est divisé en trois livres. La plus grande difficulté consistait à exprimer en latin des objets et des procédés dont les anciens n'avaient aucune idée ; et l'auteur en a complètement triomphé. Telle est la propriété des locutions qu'il emploie, qu'on dirait que les Latins avaient connu le chocolat et la manière de le préparer tout aussi bien que les modernes. Voyons maintenant la marche qu'a suivie le poète.

                      Il commence par décrire le cacaoyer et son fruit délicieux, dont le nom effarouche l'oreille délicate des Italiens. Il en raconte l'origine, telle qu'il l'avait apprise de Clio. Apollon, voyant la Grèce envahie par les Turcs, ordonna à Minerve et aux Muses d'abandonner une terre profanée et de chercher un asile dans le Nouveau-Monde que Colomb venait de découvrir.  C'est là qu'il a résolu de transporter son culte et ses autels, et d'établir un second Parnasse. Il part avec elles sur son char resplendissant de lumière,  et les conduit au Mexique. Neptune, les nymphes et les dieux de l'Océan fêtent leur arrivée, et Apollon annonce, au nom de Jupiter, que cet heureux pays sera désormais le séjour des Muses, et que les poètes des régions les plus lointaines y viendront pour partager leurs loisirs. « J'y ferai même naître, dit-il, du sein d'une plante immortelle, une source pure qui inspirera les poètes bien mieux encore que les eaux de Castalie.  En même temps il plante dans le sol cette flèche qui perça le serpent Python, et tout à coup elle se couvre de feuilles, de fleurs et de fruits. C'est ainsi que le cacaoyer prit naissance, et qu'Apollon apprit aux Muses, et celles-ci aux poètes, les vertus dont cette plante est douée. Ce passage a tout le charme des Métamorphoses d'Ovide : on dirait même que le poète a deviné celle époque où la liberté, mère de la poésie et de tous les beaux-arts, devait enfin s'établir dans le Nouveau-Monde. Avouons que, tant que l'on fera un pareil usage de la mythologie des Grecs, elle pourra nous intéresser, quelle que soit la différence des temps et des opinions.

                   Cet épisode est suivi d'un autre non moins agréable sur la cannelle. Callirhoé, une des hamadryades est éprise du cacaoyer ; elle passe tous ses momens à l'arroser, à le couvrir de fleurs et de baisers, et à graver sur son écorce ses tendres sentimens. L'écho et un perroquet répétaient ses vers amoureux ; ils sont entendus par un satyre qu'elle avait dédaigné ; celui-ci, furieux d'apprendre qu'elle lui préfère un rival, s'élance sur l'arbrisseau, le déracine, le foule aux pieds, et le laisse sans vie dans la poussière.  Callirhoé cherche, mais en vain, à ranimer les restes de son amant ; elle succombe à son désespoir, et meurt en les tenant embrassés. Touché du triste sort de cette nymphe, Apollon la change en une plante que l'Aurore nourrit du lait aromatique de Flore, et qui embaume les zéphyrs de ses parfums délicieux. Le cacaoyer lui-même tire de cette plante, qui croît à ses côtés, un suc qui lui donne une vigueur nouvelle. Cette image exprime de la manière la plus heureuse la nature du cannellier et les services qu'il rend au cacaoyer.

                  Le poète, après nous avoir fait connaître dans le premier livre tous les ingrédiens du chocolat et la manière de les réduire en pâte, nous apprend, dans le deuxième, à le convertir en boisson. Le premier passage que l'on y remarque, est celui où sont retracés les horribles effets de l'or. C'est un lieu commun dont on a beaucoup abusé ; mais l'auteur semble lui donner un intérêt nouveau, en nous montrant le sanctuaire même souillé par ce métal corrupteur. « Dans le principe, dit-il, les Indiens n'avaient d'autre monnaie que le cacao ; mais dès que l'or eut ébloui les hommes par son funeste éclat, la justice et la vertu s'enfuirent, et l'on ne vit plus que le vice, la discorde et la fraude. Depuis lors, tout cède au pouvoir de ce métal. La religion elle-même se laisse séduire, lorsque l'impie vient frapper aux portes de l'église que son or a profanée. Tout se vend aujourd'hui, tout, jusqu'à Dieu même. » Ce dernier trait est bien fort, sous la plume surtout d'un jésuite !

                  Tout ce que l'auteur a dit jusqu'ici de l'histoire du cacao et du chocolat, il l'avait tiré des relations de François Hernandez, rédigées par Recchi. Il remercie même cet Espagnol d'avoir appris aux Européens la nouvelle méthode pour manipuler le chocolat, méthode que Minerve elle-même lui avait enseignée. On jouit véritablement avec l'auteur, lorsqu'il respire les vapeurs odorantes qui s'exhalent de son vase écumant, et surtout lorsqu'il savoure ce nectar divin que lui-même il a préparé.

             Dans le troisième livre, il passe en revue les divers effets salutaires attribués au chocolat, qu'il regarde comme une véritable panacée. Tout ce qu'il avance est prouvé par des exemples qu'il tire de bonne source et qui forment autant de tableaux, à la vérité un peu monotones et d'un mince intérêt. Le seul digne de remarque, est celui de l'hypocondrie. Ce monstre, qu'on appelle Eschitrope, a été enfanté par le Chagrin et par la Maigreur ; Proserpine l'a nourri ; la peine et l'inquiétude le rongent, et jamais il ne connaît le repos. Rien n'égale sa funeste influence, et malheur à l'homme qu'il parvient à surprendre! Le poète décrit tous les symptômes de l'hypocondrie, et prétend qu'il n'y a pour cette maladie d'autre remède que le chocolat.

 

Pierre- Louis Guinguené

Histoire littéraire d'Italie**

 

 À noter que le Lyonnais Barhélémi Mercier, abbé de Saint-Léger, en fit un bel éloge dans une lettre, qui fut publiée dans le Journal général de France, en date du 29 novembre 1788. L'abbé évoque également les vers élégiaques en latin que Pierre-André Forzoni,  académicien de la Crusca, consacra au chocolat.

 

** Ouvrage continué par F. Salfi, son collaborateur, tome 14, Paris, Chez L.-G. Michaud, 1835.

Un empoisonnement au chocolat

 

Vers la fin du carnaval (il n'en restait plus que trois jours, qui étaient destinés à passer en cérémonie, c'est-à-dire un jour un grand souper dans l'appartement du roi, et le mardi-gras un grand bal, en masque, dans le grand appartement), l'on apprit la mort de là reine d'Espagne, fille de Monsieur. Toute la cour en fut affligée, et cela retrancha les plaisirs sérieux dont je viens de parler. La nouvelle en vint le soir assez tard. M. de Louvois, qui est toujours mieux informé de tout que M. de Croissi, quoique celui-ci ait les affaires étrangères, vint l'apprendre au roi, une demi-heure avant que M. de Croissi eût reçu son courrier. Le roi n'en voulut rien dire à Monsieur, le, soir, et ne le dit à personne ; mais le lendemain, à son lever, il le dit tout haut ; et, quand il fut habillé, il se transporta à l'appartement de Monsieur, le fit éveiller, et lui apprit cette triste nouvelle. Monsieur en fut affligé autant qu'il est capable de l'être. Dans le premier mouvement, ce furent des transports, et quatre ou cinq jours après tout fut calme. Monsieur l'aimait naturellement ; mais il était encore plus flatté de voir sa fille reine, et d'un aussi grand royaume que l'Espagne. À la vérité, la manière dont elle mourut ajoutait quelque chose à la douleur de Monsieur ; car elle mourut empoisonnée. Elle en avait toujours eu du soupçon, et le mandait presque tous les ordinaires à Monsieur. Enfin, Monsieur lui avait envoyé du contre-poison, qui arriva le lendemain de sa mort. Le roi d'Espagne aimait passionnément la reine ; mais elle avait conservé pour sa patrie un amour trop violent pour une personne d'esprit. Le conseil d'Espagne, qui voyait qu'elle gouvernait son mari, et qu'apparemment, si elle ne le mettait pas dans les intérêts de la France, tout au moins l'empêcherait-elle d'être dans des intérêts contraires ; ce conseil, dis-je, ne pouvant souffrir cet empire, prévint par le poison l'alliance qui paraissait devoir se faire. La reine fut empoisonnée, à ce que l'on a jugé, par une tasse de chocolat. Quand on vint dire à l'ambassadeur qu'elle était malade, il se transporta au palais ; mais on lui dit que ce n'était pas la coutume que les ambassadeurs vissent les reines au lit. Il fallut qu'il se retirât, et le lendemain on l'envoya quérir dans le temps qu'elle commençait à n'en pouvoir plus. La reine pria l'ambassadeur d'assurer Monsieur qu'elle ne songeait qu'à lui en mourant, et lui redit une infinité de fois qu'elle mourait de sa mort naturelle. Cette précaution qu'elle prenait augmenta beaucoup les soupçons, au lieu de les diminuer. Elle mourut plus âgée de six mois que feue Madame, qui était sa mère, et qui mourut de la même mort, et eut, à peu près, les mêmes accidens. Cette princesse laissa, par son testament, au roi son mari, tout ce qu'elle lui put laisser, donna à la duchesse de Savoie, sa sœur, ce qu'elle avait de pierreries, avec une garniture entière de toutes pièces, et à M. de Chartres et à Mademoiselle ce qu'elle avait apporté de France.

 

Madame de La Fayette

Mémoires de la cour de France, pour les années 1688 et 1689, Deuxième partie.

Un crime au chocolat

 

Vous vous souvenez sans doute que Géronimo m’avait parlé des vues que ses sœurs avaient toutes deux sur le beau chevalier. Quand, au sortir de table, celui-ci s’éclipsa, les rivales durent penser qu’il ne tarderait pas à reparaître. Camille, en conséquence, s’était, à dessein, emparée du poste avantageux de l’antichambre ; il y devait passer, elle serait vue la première ; il sentirait que c’était pour lui seul qu’elle se séparait ainsi de la tumultueuse assemblée. Argentine avait fait aussi des calculs. Depuis quelques jours, elle était en faveur, et Camille perdait de son empire. La présence d’un père et la mauvaise odeur de l’antichambre devaient empêcher d’Aiglemont de s’y arrêter : il venait droit au salon, on obtenait le mouchoir. L’une ou l’autre aurait sans doute réussi sans les obstacles qui retinrent le chevalier. Argentine surtout voyait bien, pourvu que monseigneur entrât dans les vues de décence dont elle lui donnait finement l’exemple, lorsqu’on commençait à se culbuter dans le salon. Elle s’était, comme on sait, modestement enveloppée dans les rideaux ; un prélat ne devait pas être plus difficile à scandaliser qu’une cantatrice : il était à présumer qu’il se retirerait sur-le-champ d’un endroit où la dignité de son caractère se trouvait si grièvement compromise. Et point du tout !… Voilà comment ces dames, qui n’étaient d’ailleurs rien moins qu’intraitables, furent si sages ce jour-là.

                    Argentine et Camille, ayant des caractères fort opposés, ne vivaient point bien ensemble : ce fut pis que jamais à l’occasion du beau d’Aiglemont. Il adoucissait enfin les peines de l’amoureuse Argentine ; Camille, absolument abandonnée, s’aperçut trop du bonheur de sa rivale, car le chevalier n’était pas homme à mettre du mystère dans ses amours. Les Italiennes ne supportent pas avec autant de résignation que nous autres françaises l’affront humiliant de l’infidélité. Je n’avais eu qu’un peu d’humeur de me voir supplantée par ces étrangers ; mais Camille se désespérait et faisait mille efforts pour rompre la nouvelle liaison. Inutilement : Argentine avait tant de passion et de charmes que les intrigues de sa sœur ne prévalurent point. Bientôt celle-ci, poussée au dernier degré de la jalousie, ne respira plus que le désir de se venger d’un couple odieux.

                      Il y avait dans la maison des Fiorelli une femme surannée, sans cœur, sans mœurs, ancienne concubine du père, sa digne émule dans les plus crapuleuses débauches, espèce de duègne, protectrice de l’avide Camille, dont elle arrangeait les parties, et tyran acharné de la délicate Argentine, qui ne voulait avoir que son cœur pour intendant de ses plaisirs.

                  Ce fut dans le sein de ce monstre, déjà coupable de plusieurs crimes, que Camille répandit ses fatales confidences. L’infernale duègne fut enchantée de trouver une occasion aussi favorable pour se venger des mépris dont Argentine, soutenue de Géronimo, ne cessait de l’accabler. Cette forcenée n’avait jamais eu d’humanité. Elle ne vit point d’autre remède aux maux de sa pupille chérie que la mort de ceux qui les occasionnaient. Elle conclut donc de se défaire au plus tôt d’Argentine et du chevalier. Camille frémit d’abord ; mais l’infâme conseillère sut si bien exciter son ressentiment, en lui rappelant plusieurs occasions où, se trouvant déjà rivales, Argentine avait eu la préférence, elle prouva si bien que ce pourrait être de même à l’avenir, qu’enfin, entraînée par la Thysiphone, Camille souscrivit ; la duègne se chargea de lui procurer bientôt le doux plaisir d’une sûre et cruelle vengeance.

 

XXVIII

 

Le chevalier s’était mis sur le pied de venir familièrement et à toute heure chez les Fiorelli, depuis son arrangement avec Camille, favorisée de la duègne, qui gouvernait absolument le père. Les soins du galant ayant changé d’objet, on eût bien désiré de l’éliminer, mais sous quel prétexte ? On devait des égards à sa naissance, à son état : il était homme à faire un mauvais traitement à qui se fût opposé à ses assiduités ; cependant, la jalouse Camille avait d’abord beaucoup souffert des entrées libres du chevalier ; elles devenaient désormais nécessaires à l’exécution du fatal projet. La vengeresse était toujours pourvue de poisons subtils : il ne s’agissait plus que de trouver occasion d’en faire usage.

                   Le hasard voulut que d’Aiglemont, se trouvant le lendemain de bonne heure chez les Fiorelli, Argentine l’invitât à prendre du chocolat en famille. La sœur et le frère unirent leurs invitations : d’Aiglemont accepta.

                     Ce fut la rancuneuse Camille, dont on était bien éloigné d’interpréter la perfide joie, qui se chargea de donner les ordres nécessaires. Elle alla trouver l’exécrable duègne, qui se mit aussitôt à l’ouvrage. On convint d’apporter le chocolat tout versé dans quatre tasses : deux blanches empoisonnées, dont Camille aurait soin de présenter, l’une au chevalier et l’autre à sa sœur ; et deux coloriées, naturelles, dont une serait pour le frère et l’autre pour Camille elle-même. Le père Fiorelli était déjà depuis longtemps à la taverne. Le crime ainsi concerté, Camille rejoignit la compagnie…

                   Mais à peine fut-elle rentrée qu’un frisson violent agita tous ses membres ; son visage devint pâle, livide… elle s’évanouit. On s’empressa de la secourir, on lui fit respirer des sels : elle revint… « — Ah ! mes amis, que je suis heureuse », s’écria-t-elle avec une espèce de transport, voyant qu’on n’avait pas encore servi le chocolat, « mes chers amis, gardez-vous de goûter du fatal breuvage qui va paraître… il y va de tes jours, ma pauvre Argentine… et des vôtres, cruel », tendant en même temps les mains à sa sœur et au charmant chevalier.

                       Puis elle leur conta ce dont il s’agissait, comment son abominable confidente l’avait excitée au fatal projet, comment elle avait eu la faiblesse de s’y prêter. Sa confession était mêlée des épithètes les plus outrageantes pour elle-même… On entendit enfin le pas de l’exécrable exécutrice. Camille pria qu’on se contraignît. La duègne parut avec un front assuré, portant les quatre tasses sur un plateau. Elle vanta beaucoup la qualité du chocolat et le talent qu’elle avait de le préparer supérieurement. Puis, ayant fait un second voyage pour apporter des échaudés, elle vit avec joie que chacun avait devant soi la tasse qui lui était destinée : on paraissait attendre, pour déjeuner, que la boisson, qu’on transvasait des tasses dans les soucoupes, fût un peu refroidie. Cependant Géromino dit qu’il ne se sentait point d’appétit et remit une des tasses coloriées sur le plateau. L’infâme empoisonneuse, trompée par la couleur, demanda cette tasse, et de là, forte, donna d’elle-même dans le piège qui venait de lui être tendu. Pendant qu’elle avait été dehors, on s’était hâté de substituer proprement au chocolat naturel, qui était en premier lieu dans la tasse coloriée, celui que devait avaler l’un des deux proscrits. Géromino, cruel comme tous les lâches, ne put être dissuadé de venger ainsi sa chère Argentine. Le chevalier, effrayé de tout ce qui se passait, n’osa avertir la perfide duègne. Géromino avait prévu sa gourmandise ; lorsqu’elle emporta le chocolat, il la suivit, sous prétexte de se faire donner quelque chose qu’il demandait, mais en effet pour empêcher qu’elle ne partageât avec quelque domestique la fatale mixtion. Il eut la satisfaction de la lui voir avaler avec sensualité.

                       L’effet fut prompt. D’affreuses convulsions l’annonçaient presque sur-le-champ ; une servante effrayée courut appeler des docteurs ; mais ce fut en vain : la duègne, vomissant mille imprécations, voulut noircir en mourant la coupable et repentante Camille : la scélérate, heureusement, ne savait pas un mot de français : ses dépositions décousues ne furent comprises ni des médecins, ni des spectateurs : il était évident qu’elle-même avait préparé le chocolat. Celui qui existait encore, et qu’on avait mêlé, constatait quelque dessein criminel ; mais ce secret demeurait entre les intéressés et ne pouvait se découvrir. La duègne venait d’exhaler son âme atroce quand le père Fiorelli rentra. Le crime de son amie fut regardé comme un acte de démence et n’eut aucune suite.

 

André-Robert Andréa de Nerciat

Félicia ou Mes Fredaines, Tome 2, chap. XXVIII, Londres, 1782.

Le Chocolat

Cantate

 

À Philis.

 

Ma chère Philis, tu arrives ce matin bien à propos de la campagne. Assieds-toi, prends cette tasse pleine d'une liqueur écumante, et bois. Quoi ! tu la dédaignes, tu te refuses à mon invitation ! Je te comprends ; tu ne connais que l'eau claire de ton ruisseau, ou le suc exprimé des raisins. Ah ! simple que tu es ! cette boisson est bien préférable à l'eau de tes sources et à la liqueur colorée de la vendange. Écoute-moi : je veux t'en faire connaître le mérite et la composition, et ensuite, si tu ne la trouves pas agréable, fais ce que tu voudras.

 

               Tu ne me crois pas, ma bergère ? cède à la vérité, cède aux preuves. Belle comme tu es, ta rigueur ne peut durer long-temps. Un air maussade annonce un caractère revêche ; mais une jolie bergère peut-elle ne pas être aimable ?

 

               Tu as sans doute entendu parler des contrées éloignées qu'on appelle Amérique. Sache donc que ces heureux pays nous fournissent les fruits nécessaires à la composition du nectar que je t'offre. Celui qui en fait la base ressemble beaucoup aux glands de nos forêts. Qui sait si ce n'est pas ce gland savoureux qui servit de nourriture aux hommes dans l'âge antique de l'innocence ? Il est inutile de te dire son nom, tu en rirais peut-être avec dédain.

 

               Aussitôt que cette graine a été rôtie au feu, elle change de couleur, se sèche et quitte son écorce. On l'étend sur une pierre dure et concave faite pour cet usage, et les bras expérimentés d'un homme vigoureux la broient en faisant glisser sur la pierre un rouleau dur et poli.

 

                Tu sais quel parfum délicieux exhale la cannelle quand les coups répétés d'un lourd pilon la brisent au fond d'un mortier de marbre. On ajoute un peu de la poudre de cette précieuse écorce. D'une main avare, on y introduit un fruit plus précieux encore (la vanille), que les gourmets n'oublient jamais.

 

               Enfin ces cristaux blancs que tu aimes tant, ce suc si doux de la canne indienne, y sont unis en abondance. Avec le cylindre pesant, on opère le mélange sur la pierre modérément chauffée ; il est broyé long-temps, jusqu'à ce qu'il soit très fin et se convertisse en une pâte assez ferme pour qu'elle puisse prendre toutes sortes de formes. Il est préférable de réserver pour l'hiver ce travail fatigant.

 

               Eh bien ! crois-tu que je te trompe ? doutes-tu encore, ma Philis ? Non, je lis déjà sur ton visage le plaisir que tu éprouves. Oh ! comme on persuade aisément lorsqu'avec un peu d'éloquence on sait irriter le désir !

 

                  Il n'y a pas de plus doux plaisir que celui qui réunit à l'agrément un peu d'utilité. Le plaisir qui ne fait qu'amuser n'est pas un plaisir ; celui qui le premier sut réunir l'utile à l'agréable donna la preuve la plus grande d'un esprit supérieur.

 

                Tu seras peut-être curieuse de savoir comment on dissout la pâte de chocolat. Fais bouillir sur des charbons ardents quelques verres d'eau limpide dans un vase allongé ; jettes-y la pâte que tu veux faire fondre : aussitôt tu verras la liqueur monter en bouillonnant.

 

                 D'une main prompte et vigilante éloigne le vase du feu : qu'il puisse cependant recevoir encore l'action de la chaleur. Arme-toi d'un bâton court et dentelé qu'on nomme moulinet, introduis-le dans la chocolatière, et, le pressant entre les deux mains, imprime-lui en divers sens des mouvements répétés.

 

                   Je t'en prie, daigne seulement approcher cette coupe de tes lèvres. Ah, Philis ! as-tu goûté le nectar qu'elle contient ? te plaît-il ? Tu n'es déjà plus celle qui l'a dédaigné si long-temps. C'est toujours l'usage de ton aimable sexe. Il se montre d'abord rebelle à nos vœux, il fuit, mais il désire être atteint. Enfin sa rigueur l'abandonne tout-à-fait, et il languit et se chagrine si notre cœur vient à changer.

 

                  Toute belle dédaigne l'amour à la première invitation, et refuse un juste retour : elle feint d'abord de nous repousser, mais c'est pour mieux nous enchaîner. Elle tombe enfin, elle soupire ; et dès qu'elle a touché l'écueil, autant elle s'est montrée rebelle à nos vœux, autant elle devient tendre et affectueuse.

 

Pietro Metastasio, dit Métastase (1698-1782)

La Cioccolata*

 

* Traduction française telle qu'elle a été publiée dans l'ouvrageMonographie du Cacao ou Manuel de l'Amateur de Chocolat, de A. Gallais (Paris, 1827).

La Médaille d'Othon

Proverbe dramatique

 

Scène première

 

M. De Verberie

 

Tu dis que M. de la Merci viendra sûrement ?

 

Leroux

Oui, Monsieur ; il a envoyé savoir quand vous rentreriez,

 

M. De Verberie

C'est bon. Il faut faire du chocolat.

 

Leroux

 À l'heure qu'il est ?

 

M. De Verberie

Oui.

 

Leroux

Pour qui ?

 

M. De Verberie

Pour lui.

 

Leroux

Mais, Monsieur, on ne prend pas de chocolat l'après-midi.

 

M. De Verberie

Non pas tout le monde, mais lui,

 

Leroux

À la bonne-heure.

 

M. De Verberie

C'est que je veux qu'il goûte le mien, il s'y connoît, & il l'aime beaucoup.

 

Leroux

Allons. (Annonçant). M. de la Merci.

 

Scène II

 

M. De la Merci

Ah ! M. de Verberie, enfin, je vous trouve. J'avois bien peur de vous manquer.

 

M. De Verberie

Je n'avois garde de ne pas vous attendre, d'abord, que j'ai su que vous aviez à me parler ; mais avant tout, je vous en prie, prenez une tasse de chocolat.

 

M. De la Merci

Je vous remercie.

 

M. De Verberie

C'est que vous ne connoissez pas celui-là. Leroux, allez donc.

 

Leroux

Oui, Monsieur.

 

M. De la Merci

Je vous dis que je vous suis bien obligé.

 

M. De Verberie

Quelles façons ! Allons, allons ; faites toujours.

 

M. De la Merci

Mais réellement, je n'en veux pas.

 

M. De Verberie

Vous n'en prendrez que ce que vous voudrez. Leroux ?  (À M. de la Merci). Voulez-vous du pain avec ?

 

M. De la Merci

Je vous dis que je ne veux rien.

 

M. De Verberie

Ah ! oui, oui. Leroux , ayez soin d'avoir un petit pain.

 

Leroux

Oui, Monsieur.

 

M. De Verberie

Et dépêchez-vous.

 

Leroux

Cela ne sera pas long.

 

Scène III

 

M. De Verberie

Je suis bien aise que vous preniez de mon chocolat, parce que vous vous y connoissez bien, & que vous me direz ce que vous en pensez.

 

M. De la Merci

Je vous réponds que je n'en prends jamais, & sur-tout à cette heure-ci.

 

M. De Verberie

Oh ! il ne vous fera pas de mal, il es fait chez moi.

 

M. De la Merci

Voulez-vous me laisserer dire ce qui m'amene?

 

M. De Verberie

Volontiers ; mais c'est que j'étois bien aise d'être sûr avant d'avoir votre avis sur mon chocolat.

 

M. De la Merci

 Vous connoissez l'Abbé de l'Exergue ?

 

M. De Verberie

Si je le connois ? Sûrement. Eh, vous me faites songer !... Il doit venir ici cette après-dînée ; c'est lui qui m'a procuré le cacao ; il faudra bien qu'il en prenne aussi du chocolat.

 

M. De la Merci

Vous n'avez que votre chocolat dans la tête ; mais puisque l'abbé vient ici, il faut bien que je l'attende.

 

M. De Verberie

Sans doute, vous prendrez du chocolat ensemble.

 

M. De la Merci

C'est un homme très-curieux en Médailles, à ce que vous m'avez dit ?

 

M. De Verberie

C'est très-vrai… Leroux ? Je crains qu'il n'en fasse pas assez.

 

M. De la Merci

Ne vous inquiétez pas de cela. Je voudrois causer avec l'abbé pour savoir....

 

M. De Verberie

Permettez que j'aille dire à Leroux…

 

M. De la Merci

Cela n'est pas nécessaire.

 

M. De Verberie

Allons, comme vous voudrez ; mais vous serez cause qu'il n'y aura pas assez de chocolat de fait.

 

M. De la Merci

Je vous dis que je n'en prendrai pas : ainsi il y en aura toujours assez pour l'abbé.

 

M. De Verberie

Oh ! bon, vous prendrez tous les deux. Eh bien ?

 

M. De la Merci

Eh bien ! si l'Abbé avoit une certaine Médaille qui me manque, je serois l'homme le plus heureux du monde.

 

M. De Verberie

Vous saurez cela en prenant du chocolat ensemble.

 

M. De la Merci

On m'a dit qu'il l'avoit, & vous sentez bien que s'il vouloit me la céder…

 

M. De Verberie

Oh ! il le fera, puisqu'il m'a cédé le cacao avec quoi j'ai fait mon chocolat.

 

M. De la Merci

Ce n'est pas la même chose.

 

M. De Verberie

Pardonnez-moi, pardonnez-moi.

 

Scène IV

 

Leroux, annonçant

Monsieur l'Abbé de l'Exergue.

 

M. De Verberie

Ah ! le voilà. Je savois bien moi qu'il viendroit. Leroux, il faut faire une tasse de plus.

 

Leroux

Oui, oui, Monsîeur.

 

L'Abbé

De quoi ?

 

M. De Verberie

Du chocolat, vous en prendrez.

 

L'Abbé

Oh ! pour cela non.

 

M. De Verberie

Faites, faites toujours.

 

Leroux

Oui, Monsieur.

 

M. De Verberie

Deux pains, trois pains, vous entendez ?

 

Leroux

Oui, oui.

 

M. De Verberie

Ah ! écoutez. (Il parle à l'oreille de Leroux).

 

M. De la Merci

M. l'Abbé, j'avois la plus grande envie de vous voir.

 

L'Abbé

Monsieur, je suis charmé de cette rencontre. Il y a long-tems que je sais que vous avez le plus beau cabinet de Médailles qui soit au monde, &…

 

M. De la Merci

Monsieur, il est vrai, mais…

 

M. De Verberie, revenant.

Il faut un peu de tems, pour qu'il soit bon ; mais vous n'attendrez pas trop. Je vous détourne peut-être. Ah ! Leroux, mettez-nous toujours une table.

 

Leroux

Celle-là ?

 

M. De Verberie

Non, l'autre, celle de bois d'Acajou, Tenez, la voilà tout près de vous.

 

Leroux

C'est vrai. (Il apporte la table).

 

M. De Verberie

Allez-vous-en à présent.

 

Scène V

 

L'Abbé, à M. de la Merci.

Monsieur, vous avez les plus belles collections…

 

M. De Verberie

Il est un peu étourdi ; mais il fait très-bien le chocolat.

 

M. De la Merci

M. l'Abbé, il n'y a point de belle collection quand elle n'est pas complete.

 

M. De Verberie

Oh ! mais l'Abbé fera votre affaire : il est très-obligeant, & je me souviendrai toujours du cacao…

 

L'Abbé

Ne parlons pas de cela.

 

M. De Verberie

Mais c'est la base du chocolat. Que je ne vous interrompe pas, je vous prie.

 

M. De la Merci

Une pièce qui me seroit bien précieuse, c'est une Médaille d'Othon, & l'on dit que vous en avez une.

 

L'Abbé

Il est vrai, & très-belle même ; elle est de bronze.

 

M. De la Merci

Vous pourriez me faire un très-grand plaisir.

 

L'Abbé

Il faut savoir : si c'est quelque échange…

 

M. De la Merci

Non ; c'est cette Médaille d'Othon ; qui justement me manque, & qu'on m'a dit que vous aviez achetée avant-hier. Si vous vouliez me la céder…

 

L'Abbé

 Si elle vous fait un si grand plaisir…

 

M. De la Merci

C'est réellement un service, & je vous donnerai tout ce que vous voudrez.

 

L'Abbé

Mais il y aura peut-être moyen de nous arranger.

 

M. De la Merci

Comment ?

 

L'Abbé

Si vous avez quelque chose qui me convienne.

 

M. De la Merci

Je ne crois pas ; & puis cela seroit trop long : je pars demain.

 

L'Abbé

Eh ! bien, à votre retour.

 

M. De la Merci

Non, je vous en supplie ; dites ce que vous en voulez.

 

L'Abbé

Je ne fais ordinairement que des échanges ; & j'ai une chose en vue, pour laquelle je la donnerois volontiers. Si vous pouviez l'avoir…

 

M. De la Merci

Je l'aurois bien si j'avois le tems ; chargez-vous de l'acheter. Combien en veut-on ?

 

L'Abbé

C'est une affaire de dix louis.

 

M. De la Merci

Eh bien, je m'en vais vous les donner. Votre Othon est-il chez vous?

 

L'Abbé

Non, je l'ai ici.

 

M. De la Merci

Finissons notre affaire,

 

M. De Verberie

Oui, avant de prendre du chocolat.

 

L'Abbé

Je ne peux pas.

 

M. De la Merci

Pourquoi cela, d'abord que vous l'avez ? Songez donc que je voudrois partir demain de bonne heure.

 

L'Abbé

Je comprends bien.

 

M. De la Merci

Vous n'êtes engagé avec personne pour cette Médaille ?

 

L'Abbé

Non.

 

M. De la Merci

Voyons-là.

 

L'Abbé

Je ne peux pas vous la montrer à présent.

 

M. De la Merci

Comment ?

 

L'Abbé

J'ai des raisons ; vous l'aurez demain.

 

M. De la Merci

Mais d'abord que vous l'avez ici, pourquoi me remettre ? Je vais vous compter vos dix louis.

 

L'Abbé

Ce n'est pas là ce qui m'arrête.

 

M. De la Merci

Je n'y comprends rien ; mais je vous prie en grace de me faire le plaisir de me la céder actuellement.

 

L'Abbé

Je vous jure que je ne demande pas mieux.

 

M. De la Merci

Mais quelle raison pouvez vous avoir ?

 

L'Abbé

Je ne puis pas vous la dire.

 

M. De la Merci

Oh ! pour cela, M. l'Abbé, je ne puis pas m'empêcher de croire que vous voulez la céder à un autre.

 

L'Abbé

Je vous jure en honneur que vous l'aurez.

 

M. De la Merci

Et vous ne voulez pas me la montrer ?

 

L'Abbé

Si je le pouvois, croyez…

 

M. De la Merci

Eh bien ! dites-moi seulement pourquoi. Je ne vous demande que cela.

 

L'Abbé

Vous êtes bien pressant.

 

M. De la Merci

Que diable cela vous fait-il ?

 

L'Abbé

Mais c'est que…

 

M. De la Merci

Dites donc.

 

L'Abbé

Allons ; mais en vérité… je vous dis que…

 

M. De la Merci

Quoi ! allez-vous encore vous défendre ?

 

L'Abbé

Puisque vous le voulez absolument…

 

M. De la Merci

Je vous en prie.

 

L'Abbé

Il faut bien y consentir. Vous saurez qu'avant-hier au soir j'achetai cette Médaille, qui est réellement très-belle.

 

M. De la Merci

Je vous en crois sur votre parole.

 

L'Abbé

Celui qui me la vendit voulut absolument me donner à souper ; c'étoit dans le quartier Saint Victor, où l'on ne trouve point de fiacres ; je fus donc obligé de revenir à pied. En passant dans une petite rue, deux hommes qui marchoient derrière moi, me firent craindre qu'ils ne fussent des voleurs ; j'eus beau doubler le pas, ces hommes me fuivoient, & ma crainte augmentoit. J'étois très-occupé de sauver ma Médaille, & je m'embarraffois peu du reste. Je pris le parti de l'avaler. Je n'eus pas plutôt fait, que ces deux hommes tournerent par une autre rue, & je me repentis de ma peur.

 

M. De la Merci

Depuis ce tems-là ?…

 

L'Abbé

Depuis ce tems là, je l'ai toujours dans le corps, ainsi vous voyez bien que je ne peux pas vous la montrer. Elle ne me fait point de mal.

 

M. De Verberie

Eh bien ! prenez du chocolat, cela fera peut-être que…

 

L'Abbé

Non, au contraire… Ainsi vous voyez bien que j'avois mes raisons.

 

M. De la Merci

Il est vrai ; mais quand pourrai-je donc partir ?

 

L'Abbé

Je ne sais pas ; mais d'ici à deux au trois jours, seulement…

 

M. De la Merci

Quoi ! deux ou trois jours !…

 

L'Abbé

Je ne peux pas répondre du tems.

 

M. De la Merci

Mais n'y auroit-il pas quelques moyens à prendre ? car cela me dérange prodigieusement.

 

M. De Verberie

C'est dommage que l'Abbé croye que le chocolat… Mais essayez en toujours.

 

L'Abbé

Tenez, puisque vous êtes si pressé…

 

M. De la Merci

Voyons.

 

L'Abbé

Venez-vous-en chez moi, en chemin nous passerons chez mon apothicaire…

 

M. De la Merci

Je vous entends.

 

L'Abbé

Et peut-être finirions-nous cette affaire-là tout de suite.

 

M. De la Merci

Allons, je le veux bien ; ne perdons pas de tems.

 

M. De Verberie

Vous ne voulez donc pas de chocolat?

 

M. De la Merci

Une autre fois.

 

M. De Verberie

Demain avant de partir ?

 

M. De la Merci, en s'en allant.

Oui, oui.

 

Carmontelle (1717-1806)

Recueil Général des Proverbes Dramatiques, tome 10, Londres, 1785.

 

Il semble que Carmontelle se soit inspiré de l'anecdote relatée par Jacob Spon et George Wheler (Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant fait aux années 1675 & 1676, Amsterdam, Chez Henry & Theodore Boom, 1679), selon laquelle Jean Foy Vaillant aurait avalé des médailles d'or pour empêcher qu'elles ne tombent entre les mains des corsaires barbaresques qui l'avaient capturé, avec une vingtaine d'autres Français, tous embarqués à Marseille pour se rendre à Rome. Ayant retrouvé la liberté grâce à une tempête, Vaillant consulta en vain deux médecins pour se débarrasser de ces médailles « qui luy pesoient fort à l'estomac ». Sur sa route vers Lyon, il rendit visite à son ami Dufour, grand collectionneur de médailles, qui « fit aussi marché d'un Othon d'or, & de quelques autres qu'il avoit encore dans le corps ». Curieux négoce, en vérité, qui finit bien, puisque, avant de repartir par le coche, il rendit les pièces concernées et put les remettre à son acheteur.

Les grands effets par les petites causes

 

[…] la belle-sœur du Roi des Huns avoit été faire un petit voyage avec son mari dans le royaume des Etourneaux. On leur avoit donné des fêtes magnifiques que les Etourneaux payoient & qu'ils alloient regarder la bouche béante, quand les gardes ne.les repoussoient pas à coups de bourade. Un jour que la Reine des Etourneaux donnoit un grand déjeûné à la belle-sœur du Roi des Huns, un page de la Reine en servant du chocolat, en fit tomber une tasse sur la robe de la Princesse Hune. Son Altesse se mit dans une colère épouvantable & exigea de la Reine qu'elle fît donner les étrivières à son page en sa présence. La Reine qui aimoit beaucoup son page parce qu'il avoit de jolies joues rondes & vermeilles & qu'il faisoit de jolis calembours, ne voulut point lui faire donner les étrivières en présence de son Altesse Hune, & son Altesse Hune piquée au vif de n'avoir pas vu donner les étrivières au joli page, fit mettre les chevaux à sa voiture & partit sur le champ du royaume des Etourneaux.

                     De retour dans le royaume des Huns, elle forma des projets de vengeance. Elle fit parler à tous les Ministres & à tous les savans, & fit offrir une récompense & sa protection à celui qui feroit naître quelques sujets de guerre entre le Roi des Huns & le Roi des Etourneaux. Tous les ministres se remuèrent, les archivistes firent élever des tourbillons de poussière du milieu de leurs archives, & à force de fouiller, de déchiffrer, de contourner, d'expliquer, de commenter, on trouva dans un vieux titre, un passage qui faisoit soupçonner qu'un petit village de douze cabanes de malheureux, situé dans le royaume des Etourneaux, avoit appartenu autre fois au Roi des Huns.

              Aussitôt le ministre de la guerre qui étoit presqu'aussi habile que Monsieur le Marquis de Rustigraghe fit un beau manifeste dans le quel il prouva que le Roi des Huns devoit exterminer les sujets du Roi des Etourneaux, s'il ne lui rendoit pas ses cabanes. On gagna la maîtresse du Roi des Huns, on corrompit la plupart des ambassadeurs, les couriers partent, les cabinets s'agitent, la guerre se déclare, les souverains prennent parti les uns pour, les autres contre : & voilà une partie du monde en feu pour une tasse de chocolat.

 

Jean-Charles Laveaux (1749-1827)

Eusèbe, ou les Beaux profits de la vertu dans le siècle où nous vivons,

Amsterdam, Chez les héritiers de Marc-Michel Rey, 1785.

Le chocolat perdu

 

Dans une maison de campagne,

Maison de financier, habitaient les plaisirs.

(Pays de la finance est pays de cocagne.)

La maîtresse, brave compagne,

S'accordait tout, pour que de ses desirs

Ses sens ne fussent point martyrs.

Passant un jour par ce lieu de plaisance,

Descend de sa chaise un seigneur;

Ami de Turcaret, ou plutôt connaissance.

On l'environne : « Quel honneur !

Vous me l'aviez promis, j'en perdais l'espérance…

Entre donc : la rare faveur !

Ma femme, je vous recommande

Monsieur le Marquis. » — Ah ! mon cœur,

Y songez-vous ? répond notre friande :

C'est me faire affront : puis monsieur

Se recommande assez de lui-même. Elle incline

Déjà pour lui : teint brun, épaule large, œil vif :

De ces signes chacun lui semblait décisif ;

Mais quelquefois on se trompe à la mine.

— Le moins qu'on reste ici, c'est la quinzaine. —  Oh ! non !

Des affaires… — Servez… Point d'appétit ? — Pardon ;

Je souffre un peu de la poitrine.

— Du potage encore, il est bon.

Madame se disait : cet homme-là s'obstine

Sur le fait du plaisir, au point qu'il s'y ruine.

Qu'il doit être charmant ! La nuit

Cet homme-là se reproduit

Plus intéressant, plus aimable…

Tous les matins, chocolat délectable,

C'était un restaurant dont elle augurait bien.

Œillades et propos échappaient à la belle.

Elle attend deux, trois, quatre, cinq jours… Rien.

Du chocolat, point de nouvelle.

Miroirs sont consultés, et miroirs obligeants

Disent qu'on a de quoi faire parler les gens.

Au négligé succède la parure :

L'art n'opère pas plus que la simple nature.

L'air froid s'en mêle : un peu d'orgueil

Souvent d'un cœur piqué détermine l'accueil.

Air froid, air chaud, c'est même chose.

Sur la pointe du pied le marquis radieux

Vole un matin, quoi faire ?… Ses adieux,

Et remercîment sec : poitrine en était cause.

— Monsieur le marquis part ? — Dans la minute. — Ciel !…

Sa chaise roule, fuit, l'emporte, le dérobe.

Douceur alors se convertit en fiel.

Madame, en son courroux, s'agite, tord sa robe,

Et jure entre ses dents : Ah traître ! ah scélérat !

Va, je te donnerai, monstre, du chocolat !

 

Jean-François Guichard(1731-1811)

Contes et autres poésies…, Paris, Imprimerie de Suret, 1802.

Le Chocolat

 

Air de la Guérite.

 

Dans les bosquets d'Idalie,

Vulcain auprès de Vénus,

Ne pût, malgré son envie,

D'Amour payer les tributs.

Pour réparer sa disgrace,

Par un heureux résultat,

Vulcain composa la tasse,

La tasse de chocolat.

 

Pour réveiller le courage,

L'Amour y trempe ses traits ;

Vulcain prend de ce breuvage,

Et le savoure à longs traits.

Bientôt sa honte s'efface.

Il sort vainqueur du combat ;

Cette puissance efficace,

Il la dût au chocolat..

 

De ce nectar salutaire,

Pour honorer les bienfaits,

Vénus voulut que sur terre,

On éprouvât ses effets.

En France, elle fit entendre

Par un messager d'état,

Que tout vieillard devait «prendre

Sa tasse de chocolat.

 

Dans plus d'une œuvre légère,

Bernardsût nous enflammer ;

Il a trouvé l'art de plaire,

En enseignant l'art d'oimer.

Si dans les cœurs il allume

Un feu pur et délicat ;

C'est qu'il a trempé sa plume,

Dans le divin chocolat.

 

Anacréon, qu'on révère,

Mêlant le myrthe au laurier,

Sur les autels de Cythère,

Aimait à sacrifier.

Quoique vieux, le sombre averne

N'avait rien qui l'effrayât ;

C'est que, chez lui, le falerne

Remplaçait le chocolat.

 

Voltaire, qui de l'envie,

En tout temps a triomphé,

Pour échauffer son génie,

Prenait toujours du café.

Mais du goût ce vrai modèle,

Quoiqu'en tout il excellât ;

Quand il traita la Pucelle,

Avait pris du chocolat.

 

Pour moi que le vin inspire,

Fêtant Bacchus chaque jour,

Je passe de son délire,

Au délire de l'amour.

Mais, de ma brûlante audace,

Si l'âge affaiblit l'éclat,

Amour, je prendrai la tasse,

La tasse de chocolat.

 

Morel,

dans Déjeuners des garçons de bonne humeur, n°1,

Paris, Chez Capelle, an X (1802).

Un suicide au chocolat

 

Parmi les écrivains habitués de ce foyer [théâtre du Vaudeville, à Paris], je retrouve Altaroche, rédacteur en chef du Charivari, Marie Aycard, Gavarni Eugène Briffault, Duvert et Lauzanne, le comte Albert de Calvimont, légitimiste à tous crins, qui, après avoir violemment attaqué le gouvernement de Juillet pendant quinze ans, se rallia publiquement, fut nommé par Louis-Philippe sous-préfet de Nontron, devint préfet et conseiller d’Etat du second Empire ; Berthaud déjà nommé. Celui-ci, après avoir été presque célèbre comme poète satirique à Lyon, mourait de faim, ou peu s’en faut, à Paris, et prenant les altitudes de Chatterton ou d’Antony, répétait tous les soirs son lugubre refrain : « Voilà qui est bien décidé, je me tuerai demain ! — Eh bien ! c’est ça, appuyait Fargueil, n’oubliez pas de remettre toujours la chose à demain. » Un soir, fatiguée d’entendre cette sempiternelle antienne dans ce foyer où pétillaient d’ordinaire les joyeux propos, elle feignit d’abonder dans le même sens, et encouragea son admirateur à se tuer, mais à se tuer d’une manière éclatante : « A votre place, conclut-elle, je le ferais ici, dans ce foyer, ce soir même. — Oui, dit-il, mais où trouver un pistolet ? » Calvimont, qui était dans le complot, reprit : « Un pistolet ! Comme je rentre tard chez moi, j’en ai toujours un dans ma poche. » Berthaud demande l’arme, le royaliste invoque les principes chrétiens, se fait un cas de conscience de faciliter le suicide d’un ami. Nouvelles instances du poète ; l’autre ouvre sa redingote, et, affectant de détourner la tête, tend le pistolet au désespéré, qui pâle, mais résolu, porte le canon à sa bouche et appuie le doigt sur la gâchette. Rien ne partit, qu’un éclat de rire ; le pistolet était en chocolat ; Berthaud renonça au suicide et se décida à attendre la mort naturelle qui arriva huit ans après, trop tôt peut-être à son gré.

 

Victor Du Bled

Foyers de théâtre, dans Revue des Deux-Mondes, 1911.

Poison et chocolat,

anecdote du temps de l'Empire

Originaire de Saint-Jean-d'Angély, le comte Michel-Louis-Étienne Regnauld (1760-1819) occupa maintes fonctions auprès de Napoléon, auquel il fut extrêmement dévoué et loyal. Est ici rapportée, par le baron E.-L. de Lamothe Langon, une des nombreuses anecdotes qu'il fut amené à vivre auprès de la comtesse allemande Albertine de Wontorden, « dame de qualité du cercle de haute Autriche, venue à Paris pour jouir des agrémens de la capitale et consulter des médecins », mais soupçonnée d'avoir été envoyée en France « avec mission d'épier et de gagner des fonctionnaires à la cause des Bourbons ». Celle-ci aurait commandité les tentatives d'assassinat auxquelles le comte échappa miraculeusement avant d'être confronté à un chocolat « empoisonné ».

Le ministre de la police générale  prévient le comte du danger.

 

— […] J'ai tenu à vous voir avant que de le lancer [l'ordre d'attraper les poursuivants du compte] : vous êtes engagé demain à déjeûner chez la comtesse.

— Oui.

— On parle d'un poison actif : la tasse dans laquelle on vous fera prendre du chocolat. Voulez-vous y aller et changer la tasse avec la dame ? alors on n'arrêtera les hommes qu'après le repas ; dans le cas contraire, je vais faire saisir dans vingt minutes toute cette canaille.

« J'avoue, me dit le comte Regnauld, que je balançai un instant  sur ce que j'avais à faire ; je ne me pique pas plus de bravoure que je n'en ai ; je suis homme de cabinet et non d'exécution, et je me sentais peu disposé à m'exposer à un péril direct ; car enfin la cruelle comtesse, dans la crainte de ne pas réussir, pouvait bien tenter plus d'une manière de me dépêcher dans l'autre monde. Cependant la crainte des mauvaises plaisanteries de Savary, et puis ce courage moral qui ne nous manque pas dans la circonstance, à nous autres poltrons civils, me déterminèrent à courir en plein les chances de l'aventure.

Le duc me rassura d'ailleurs ; toutes les mesures possibles de prudence avaient été prises pour que je pusse échapper à un guet-apens ; d'ailleurs je me promis d'être malade et de ne manger que des œufs frais ; en outre, je me sentais à démasquer cette indigne aventurière ; je remerciai le duc, il s'en alla à ses affaires, et moi,

Honteux comme un renard qu'une aurait pris,

Baissant la queue et portant bas l'oreille,

j'allai, pour ma punition, régaler l'empereur de cet incident. Oh ! mon ami, comment ne serais-je pas dévoué à cet excellent prince ! Si vous aviez vu sa colère, son effroi, son indignation pendant le récit que je lui faisais ; c'était un lion rugissant ; il me défendait de me rendre au déjeûner ; il voulait qu'à l'heure même la maison fût investie, l'Anglais et ses scélérats complices arrêts ; il bondissait. J'eus fort à faire pour le rassurer, pour le déterminer à changer d'avis, et je dus lui promettre de venir, en sortant du repas de cette autre Circé, lui apprendre moi-même comment la chose se serait passée.

Non, je ne vous exprimerais qu'imparfaitement sa sensibilité, son émotion ; ce n'était plus un grand monarque indifférent aux détails, mais un ami ardent et qui souffre du danger qu'un autre lui-même va courir ; aussi, quand j'aurais dix existences, je les exposerais toutes pour lui.

Je dormis mal, je fis des rêves affreux. Le lendemain, malgré moi, je réglai plusieurs affaires ; mon secret fut dix fois prêt à m'échapper ; enfin je sortis sans avoir rien dit. La comtesse me reçut avec son empressement ordinaire ; elle avait réuni plusieurs étrangers : tous m'étaient inconnus ; mais dans l'escalier, dans l'antichambre, les garçons du restaurateur, chargés d'apporter des mets, plusieurs valets des invités, deux glaciers et autres gens de service, me laissèrent tous voir la marque mystérieuse de la police, et me prouvèrent qu'on ne m'avait pas exposé seul à mes ennemis.

J'étais triste malgré moi ; la comtesse m'en fit la guerre. Je parlai de ma détestable nuit ; on annonça le déjeûner. J'occupai la place d'honneur auprès de la maîtresse de la maison ; elle me pressa de manger ; j'étais sans appétit, et, réellement, l'anxiété m'avait ôté toute ma faim ; je pris deux œufs à la coque, des friandises choisies au hasard, du fruit ; je ne bus pas. Enfin, arrive le chocolat annoncé ; c'était pour décider de son mérite que l'on nous réunissait : on pose devant chaque convive une tasse, la mienne est la première remplie ; je laisse faire, puis tout à coup je m'écrie :

« Oh ! madame, souffrirai-je qu'on me serve avant vous ? Non, non, je suis trop jaloux de maintenir la galanterie française, pour ne pas vous forcer à prendre ce que vous me destiniez avec tant de bonté. »

Avant d'avoir parlé, je m'étais empressé, par un geste rapide, de porter ma tasse pleine devant la comtesse, et de m'emparer de celle encore vide qu'on lui avait réservée.

Comment exprimer le regard indéfinissable qu'elle me jeta pendant que je faisais cet échange ? dirai-je qu'il bouleversa mon cœur, ou plutôt qu'il y porta une nouvelle lumière ? Une foule d'idées jaillirent à la fois dans ma tête ; tout, en cette maison, me devenait suspect ; mes yeux se remplirent d'étincelles, un bourdonnement aigu tinta dans mes oreilles, à peine si j'entendais ; certes, je ne voyais pas.

La dame, non moins émue, pâlit, rougit, se plaignit de mon excès de politesse, voulut me rendre ma tasse ; je m'y opposai, elle fit signe au valet qui versait le chocolat ; il interrompit le service autour de la table, vint à moi, versa la composition salubre et mousseuse, tandis que sa maîtresse m'examinait avec un regard ; oh ! celui-là n'était plus obscur.

« Je suis trop incommodé, dis-je…, il me serait impossible de boire ce chocolat.

— On l'a fait pour vous, » me dit-elle d'un ton de reproche.

« Je le sais, Madame, répliquai-je ; on m'en a prévenu d'avance.

— Je m'en aperçois, et il ne me reste qu'à vous prouver combien on vous a trompé, homme faible, qu'une mystification épouvante. »

Et le rire sardonique du mépris courut sur ses lèvres. Tout ceci avait été dit de manière à n'être entendu que de nous.

« Voyez, poursuivit-elle du même ton, et rougissez de votre poltronnerie. »

Alors elle prend la tasse que je croyais empoisonnée, l'approche de sa bouche, ferme les yeux, et boit le contenu jusqu'à la dernière goutte.

« Eh bien ! dit-elle, n'avez-vous pas honte, et me ferez-vous raison ? »

J'hésitai, ma confusion était forte, et néanmoins son regard sans pareil m'était toujours présent. Je portai la main à la tasse, la comtesse s'épanouit ; je la retirai, la dame pâlit ; un mouvement convulsif agita son corps…… Je n'eus plus de doute, et, me levant avec vivacité, je dis à cette femme criminelle :

« Vous vous trouvez mal, je le vois ; au nom de Dieu, madame, rentrez dans votre chambre… Qu'on appelle un médecin.

— Non, dit-elle, je suis bien portante, oui, bien comme je le veux. »

En ce moment, à un signe que je fis, un des agens de police présens prit ma tasse toujours remplie, comme pour m'en débarrasser. À cette vue, la comtesse poussa, non un cri, mais une sorte de hurlement affreux ; elle se souleva, voulut s'emparer de la porcelaine ; je me mis au devant, elle retomba sur son fauteuil, complètement évanouie. Cet incident inquiéta les convives ; je pris un ton d'autorité, et les engageai à se retirer, afin de laisser aux personnes de la maison la facilité de secourir leur maîtresse, en proie, dis-je, à une violente attaque de nerfs. Tous s'empressèrent de suivre mon avis.

Aussitôt l'appartement fut rempli d'une nuée de fonctionnaires et d'alguazils, chacun venant instrumenter ou prêter main-forte. Dès le commencement du déjeûner, la police avait arrêté, sur l'escalier, et en leur mettant le pistolet sur la gorge, l'Italien Marco et l'Anglais Hill. Les deux tasses avaient été préparées d'avance, car on avait prévu que peut-être je voudrais me montrer poli ; on espérait, dans ce cas, que si je donnais ma tasse à l'aventurière, je ne me méfierais pas de la sienne ; elle devait, sous un prétexte quelconque, ne pas boire ; de sorte que de toute façon je périssais.  J'avais déjoué ce plan ; alors, emportée par la haine, par le besoin de se venger, elle n'hésita pas à renouveler le trait de la Cléopâtre de Corneille, dans l'espérance que, l'ayant vue boire ma portion, je ne balancerais pas à avaler la sienne. Elle aurait dû, pour réussir, savoir mieux se commander ; mais ses sentiments avaient trop vite éclaté sur sa physionomie. Au reste, me demanderez-vous, pourquoi vous en voulait-elle tant ? Permettez-moi de ne pas répondre ; mais avec toute franchise, en me taisant sur ce point, que je n'éclaircirai-jamais, je dois avouer que j'avais eu quelques torts.

Le médecin que j'avais fait appeler, et qu'à tout évènement la police tenait en permanence près du lieu où se passait cette scène tragique, arriva tandis que les convives se retiraient. Des mouches suivirent ceux-ci ; on en arrêta plusieurs ; ils étaient venus dans de mauvais desseins contre ma personne ; ils n'osèrent rien tenter quand ils virent comment la chose se passait : on les punit diversement.

La comtesse, transportée dans sa chambre, tomba de convulsion en convulsion ; on crut que c'était le poison ; elle nous désabusa, car, demandant à me parler, elle me dit, en présence du docteur, du membre du parquet et du commissaire de police :

« Les soins qu'on se donnera pour me conserver la vie sont inutiles ; le poison que j'ai pris est au dessus des secours de l'art ; il agira imperceptiblement, sans laisser de traces, et, si on ne le prévient, j'atteindrai le quatre-vingtième ou le centième jour. Vous avez été heureux, me dit-elle tranquillement.

— Et vous, bien insensée.

— À chacun son sort. Je suis Anglaise, je hais la France ; j'espérais lui rendre un mauvais office. Quant à vous… »

Elle me regarda avec tant d'expression, que je baissai la tête. Je ne pus même demeurer plus long-temps auprès d'elle ; mon pauvre cœur se brisait. Je vous assure que si j'avais cru la tasse réellement empoisonnée avant qu'elle la bût, cette détermination de sa par me trompa, et je ne repris ma méfiance que lors de sa pantomime significative, pendant que j'hésitais sur ce que je ferais de la mienne.

« Que devint-elle ? demandai-je au comte.

Je m'opposai à son arrestation. L'empereur, avec une grace parfaite, m'accorda ce que je souhaitais. On la transporta dans une maison de santé ; des soins habiles lui furent prodigués. L'élite de nos docteurs mit de l'émulation à combattre le venin ; ce fut sans succès, elle expira quatre-vingt-neuf jours après. Ne me questionnez pas sur ses derniers moments ; ils furent affreux ; ils me plongèrent dans un vrai désespoir. Tenez, mon ami, ce qu'on a de mieux à faire quand on est jeune, c'est d'obtenir l'amour des femmes sans le partager, et, dans l'âge mûr, de faire comme le marquis de Carracioli. »

 

Baron E.-L. de Lamothe Langon

Les après-dîners de S. A. S. Cambacérès

Tome 2, Paris, Arthus Bertrand, 1867.

Les effets du chocolat

 

Les destinées d’un peuple dépendent et de sa nourriture et de son régime. Les céréales ont créé les peuples artistes. L’eau-de-vie a tué les races indiennes. J’appelle la Russie une aristocratie soutenue par l’alcool. Qui sait si l’abus du chocolat n’est pas entré pour quelque chose dans l’avilissement de la nation espagnole, qui, au moment de la découverte du chocolat, allait recommencer l’empire romain ? Le tabac a déjà fait justice des Turcs, des Hollandais, et menace l’Allemagne. Aucun de nos hommes d’État, qui sont généralement plus occupés d’eux-mêmes que de la chose publique, à moins qu’on ne regarde leurs vanités, leurs maîtresses et leurs capitaux comme des choses publiques, ne sait où va la France par excès de tabac, par l’emploi du sucre, de la pomme de terre substituée au blé, de l’eau-de-vie, etc.

Voyez quelle différence dans la coloration, dans le galbe des grands hommes actuels et de ceux des siècles passés, lesquels résument toujours les générations et les moeurs de leur époque ! Combien voyons-nous avorter aujourd’hui de talents en tout genre, lassés après une première oeuvre maladive ? Nos pères sont les auteurs des volontés mesquines du temps actuel.

Voici le résultat d’une expérience faite à Londres, dont la vérité m’a été garantie par deux personnes dignes de foi, un savant et un homme politique, et qui domine les questions que nous allons traiter.

Le gouvernement anglais a permis de disposer de la vie de trois condamnés à mort, auxquels on a donné l’option ou d’être pendus suivant le formule usitée dans ce pays, ou de vivre exclusivement, l’un de thé, l’autre de café, l’autre de chocolat, sans y joindre aucun autre aliment de quelque nature que ce fût, ni boire d’autres liquides. Les drôles ont accepté. Peut-être tout condamné en eut-il fait autant. Comme chaque aliment offrait plus ou moins de chances, ils ont tiré le choix au sort.

L’homme qui a vécu de chocolat est mort après huit mois.

L’homme qui a vécu de café a duré deux ans.

L’homme qui a vécu de thé n’a succombé qu’après trois ans.

Je soupçonne la Compagnie des Indes d’avoir sollicité l’expérience dans l’intérêt de son commerce.

L’homme au chocolat est mort dans un effroyable état de pourriture, dévoré par les vers. Ses membres sont tombés un à un, comme ceux de la monarchie espagnole.

L’homme au café est mort brûlé, comme si le feu de Gomorrhe l’eût calciné. On aurait pu en faire de la chaux. On l’a proposé, mais l’expérience a paru contraire à l’immortalité de l’âme.

L’homme au thé est devenu maigre et quasi diaphane, il est mort de consomption, à l’état de lanterne ; on voyait clair à travers son corps ; un philanthrope a pu lire le Times, une lumière ayant été placée derrière le corps. La décence anglaise n’a pas permis un essai plus original.

Je ne puis m’empêcher de faire observer combien il est philanthropique d’utiliser le condamné à mort au lieu de le guillotiner brutalement. On emploie déjà l’adipocire des amphithéâtres à faire de la bougie, nous ne devons pas nous arrêter en si beau chemin. Que les condamnés soient donc livrés aux savants au lieu d’être livrés au bourreau.

 

Honoré de Balzac

Traité des excitants modernes, 1838

 

Balzac, lui-même, aimait-il le chocolat ? Il ne l’avoue pas… Mais il écrit dans sa Physiologie du mariage: « Est-il rien au monde de plus pur que ces intéressants légumes, toujours frais et inodores, ces fruits colorés, ce café, ce chocolat parfumé, ces oranges, pommes d’or d’Atalante, les dattes de l’Arabie, les biscottes de Bruxelles, nourriture saine et gracieuse qui arrive à des résultats satisfaisants en même temps qu’elle donne à une femme je ne sais quelle originalité mystérieuse ? »

Monsieur Chocolat et mademoiselle Cannelle

 

Nous sortions du spectacle ; il était une heure du matin, et Paris commençait à s'assoupir. Les magasins étaient fermés, les passants attardés regagnaient d'un pas rapide leur demeure ; les fiacres s'enfuyaient, pareils à des ombres épouvantées. Seuls, les chiffonniers et les autres industriels nocturnes régnaient en maîtres sur le pavé de la bonne ville.

Soudain, un bruit étrange attira notre attention ; des voix qui semblaient n'avoir rien d'humain, criardes comme des crécelles, formaient une sorte de concert diabolique : on eût dit une réunion de sorciers et sorcières en plein sabbat. Parfois, le tumulte s'apaisait, et alors on entendait comme un dialogue entre deux interlocuteurs tout à coup interrompus par des applaudissements et des sifflets. Nous allions nous éloigner en hâte, pendant que nous étions peut-être à deux pas d'un conciliabule politique, quand nous entendîmes très-distinctement un nom qui frappa notre attention : nous nous arrêtâmes. Le bruit des voix nous arrivait à travers les volets d'un magasin ; nous regardâmes l'enseigne à la lueur du bec de gaz, et nous lûmes cette inscription qui n'avait rien d'incendiaire : Au port de Marseille, Commerce d'épiceries en gros et en détail.

Une conspiration dans une boutique d'épicier était chose inouïe. À travers les planches mal jointes de la fermeture, notre œil put plonger dans l'intérieur du magasin, et nous contemplâmes le spectacle le plus extraordinaire qui eût jamais frappé des regards humains. Pendant que l'épicier dormait du sommeil du juste, rêvant des profits de la veille et de ceux du lendemain, toutes les denrées qui peuplaient ses tiroirs, ses tonneaux, ses étagères, s'étaient soudain animées et formaient une espèce de club. Deux bougies dévouées avaient consenti, à leurs risques et périls, à éclairer cette séance nocturne. Un pain de sucre, gravement assis sur le comptoir, remplissait les fonctions de président ; un bâton de sucre d'orge, jeune homme blond et élancé, tenait la plume en qualité de secrétaire. Les deux héros de la fête, une tablette de chocolat et un morceau de cannelle, avaient pris place, sous les yeux du président, dans les plateaux d'une balance. Autour d'eux se pressait une foule compacte et passionnée parmi laquelle nous reconnûmes plusieurs visages de connaissance : le café, le savon, l'indigo, la chandelle, les pruneaux, les haricots indiscrets, le fromage cher aux buveurs, etc., etc.

Le président donnait tour à tour la parole au chocolat ou à la cannelle, et l'assistance, prenant parti pour l'un ou pour l'autre, interrompait souvent l'orateur de ses cris et de ses murmures.

« Messieurs et mesdames, dit le pain de sucre après avoir obtenu un moment de silence, il nous a été impossible jusqu'ici de nous entendre. Remarquez que nous ne sommes pas réunis en corps législatif ou en assemblée délibérante quelconque ; nous formons en quelque sorte un tribunal d'honneur chargé de juger le différend qui s'est élevé entre notre chère sœur Mlle Cannelle et notre honoré frère M. Chocolat. Je vous supplie d'écouter avec une attention religieuse les dépositions des témoins et les plaidoiries. Songez que les journaux qui déjà se sont occupés des denrées coloniales, et qui n'ont pas craint de mettre en scène plusieurs d'entre nous dans leurs colonnes babillardes, songez que les journaux seront peut-être informés de ce qui se passe dans cette réunion, et qu'il est de notre dignité de ne pas leur fournir des armes contre nous.

— Eh ! que nous importe ! dit un grain de poivre d'un ton piquant ; vous savez bien, monsieur le président, que nous avons toujours contre les journaux une vengeance prête : n'en faisons-nous pas des cornets ? »

Cette saillie eut un succès de fou rire. « Monsieur Poivre, je vous rappelle à l'ordre ! » dit d'une voix sévère le pain de sucre. Cet acte d''autorité produisit une salutaire impression sur l'assemblée.

« Jeune pruneau, avancez, poursuivit le président, et dites-nous ce que vous savez. »

Un pruneau d'une belle venue s'approcha du comptoir et raconta comment une discussion s'était engagée, le jour précédent, entre M. Chocolat et Mlle Cannelle sur leurs mérites respectifs. Puis le président donna successivement la parole aux parties.

« Mesdames et messieurs, dit galamment le chocolat en saluant l'assistance, je commence par reconnaître mes torts. Malgré la placidité habituelle de mon caractère, je me suis laissé aller jusqu'à adresser des paroles dures, tranchons le mot, peu parlementaires à Mlle Cannelle, et je la prie ici de recevoir publiquement mes excuses. »

Un murmure d'approbation accueillit ce début, qui ne manquait pas d'habileté.

« Mais une fois cette part faite à mon inconvenance, reprit-il, vous me permettrez d'exposer devant vous mes griefs légitimes. Je ne suis point infatué de mes propres mérites, mais lorsque j'ai entendu Mlle Cannelle se flatter d'être pour quelque chose dans mes succès et dans ma réputation, tandis qu'au contraire elle a failli, par sa seule présence, arrêter les uns et compromettre l'autre, je n'ai pu résister à un mouvement de colère que je déplore.

» Songez, mesdames et messieurs, que l'origine de ma famille se perd dans la nuit du passé ; que lorsque les Espagnols, dans les commencements du xviesiècle, conquirent le Mexique, ils y trouvèrent l'usage du chocolat établi depuis un temps immémorial, et que le savant Linnée donna au cacao, mon illustre père, le nom de Théobromeou mets des dieux; C'était là mon vrai nom ; mais l'usage a prévalu, et j'ai conservé la désignation qui rappelle le lieu de ma naissance, la province de Choco, bien que le cacaoyer bicolorque l'on y cultive soit inférieur au véritable cacaoyer, au théobroma cacaode Linnée, qui fournit au commerce les précieuses amandes dont l'industrie sait tirer aujourd'hui un parti si prodigieux.

» On peut n'être pas fier, mais chacun de nous ici doit avoir conscience de sa valeur. Sans doute, j'ai pour Mlle Cannelle une profonde estime, mais la cannelle est un produit naturel que le travail humain n'a point modifié. Qu'elle soit un condiment agréable dans certains cas, je ne le nie pas ; que le vin chaud ait besoin de son concours, je l'admets ; mais j'affirme, sans crainte d'être démenti par aucun de vous, qu'il n'y a entre elle et moi aucune parité. Il y a plus, le jour où des fabricants de chocolat, pour dissimuler l'imperfection de leurs produits et satisfaire à la funeste passion du bon marché qui a pénétré dans toutes les classes de la population, se sont avisés de donner à leur chocolat le goût de la cannelle, faute de pouvoir lui donner le goût du cacao, ce jour-là j'ai été sérieusement atteint dans ma réputation et dans mon avenir. »

Ici Mlle Cannelle tressaillit et éleva la voix ; le président lui imposa silence, et le chocolat reprit en ces termes :

« Je ne veux pas récriminer ; je constate des faits. Je suis, non pas le mets des dieux, comme l'a dit ce flatteur de Linnée, mais je suis et je serai toujours le mets par excellence des estomacs distingués et des palais délicats. Aussi, que de soins, que de précautions la nature a pris pour préserver mon amande de toute atteinte ! Malgré les affreuses-tortures que l'industrie m'a fait subir, je me rappelle encore avec bonheur les jours de mon enfance, sous ce beau ciel des Antilles où je suis né. Je ne pourrais jamais vous donner une idée de la grâce charmante avec laquelle le cacaoyer qui me donna le jour épanouissait au soleil son éternelle verdure et les faisceaux de fleurs dont il était couvert. Ces fleurs tombèrent et firent place à une multitude de capsules dont la surface était dure et raboteuse. Chaque capsule contenait de 25 à 40 amandes symétriquement disposées, et le nid intérieur qui abritait ces fruits précieux était lui-même douillettement garni d'une pulpe gélatineuse et légèrement acide, rosée et fondante, qui est à elle seule un délicieux rafraîchissement dont les dames créoles sont très-friandes. Avant d'arriver à maturité, ce fruit exquis revêt des nuances qui passent successivement du vert tendre au rouge foncé parsemé de petits points jaunes. Ce sont ces petits points qui indiquent la maturité et donnent le signal de la récolte.

» Mais combien cette culture est imparfaite encore ! Un jour viendra où le cacao sera aussi commun que le café l'est aujourd'hui ; pour cela il faut que la guerre et l'ignorance, ces deux fléaux qui dévastent les magnifiques contrées de l'Amérique méridionale, trouvent devant elles la civilisation intelligente et tous les procédés scientifiques, industriels et agricoles qu'elle entraîne avec elle.

» Mais n'allez pas croire que le propriétaire n'a qu'à cueillir le fruit et dépouiller l'amande pour obtenir sa récolte. Dès que je fus extrait de ma cosse, où j'étais si chaudement abrité, je fus placé dans une sorte de fosse que les nègres recouvrirent d'un sable fin ; je restai là abandonné à une légère fermentation ; puis on m'étendit au soleil sur des nattes de jonc. Quand je fus ainsi dépouillé de toute humidité, on me plaça dans de grandes cases en bois élevées au-dessus du sol et disposées de façon à permettre la circulation de l'air. Toutes ces précautions ont pour objet de me préserver des atteintes d'un ennemi irréconciliable ; cet ennemi invisible, c'est la teigne friande à chocolat.

» Enfin je fus acheté par un riche spéculateur qui me vendit à un négociant, lequel m'expédia, de main en main et de navire en navire, à Londres, d'où je passai en France. Le fabricant me prit, me torréfia, me pulvérisa et me réduisit à ma condition actuelle.

» Vous comprenez, monsieur le président, que lorsque l'on a de tels états de services, on n'est pas bien aise de les voir contestés par des envieux, des jaloux qui n'ont fait que vous nuire. La cannelle n'est qu'un condiment savoureux ; je suis un aliment exquis, l'aliment dont Mme de Sévigné disait : “ J'en prends pour attendre mon dîner, et j'en prends ensuite pour le digérer. ” »

Ce discours fut couvert d'applaudissements, mais déjà la cannelle était debout, réclamant la parole, qui lui fut gracieusement accordée :

« Vous venez, dit-elle, d'entendre le plaidoyer de M. Chocolat ; je pourrais lui répondre par ce mot célèbre : “ Tu te fâches, donc tu as tort ! ” mais j'ai d'autres arguments à faire valoir. Le chocolat se plaint de mon intervention ; hélas! sans moi, sans ma noble et illustre sœur Mme la princesse de Vanille, où en serait-il, le malheureux ? On vous a dit que le cacao exigeait des soins excessifs, mais on ne vous a pas dit que ces soins étaient presque toujours insuffisants et que la majeure partie des amandes arrivant en Europe sont avariées, ou piquées, ou empreintes d'une àcreté qui en rendrait l'usage impossible si mon arome ne venait dissimuler ces imperfections natives. Je n'ai pas imposé mon concours, on l'a sollicité, et j'ai cédé., comme nous cédons toujours, par charité. » Ici Mlle Cannelle rougit légèrement, puis elle reprit :

« L'industrie n'a rien fait pour moi ; mais loin de me le reprocher, on devrait au contraire m'en faire un titre de gloire. Ce que je vaux, je le vaux par moi-même. Le soleil et la terre, dans leurs mystérieux baisers, ont donné à ma sève cette puissance aromale, cette vertu d'expansion que vous aimez en moi. Je suis née, moi aussi, sous un ciel généreux, dans ces splendides contrées où la nature revêt des magnificences inconnues ! Moi aussi j'appartiens à une famille illustre ! Le nom de Cannelle est un sobriquet ; mon vrai nom patronymique est Cinname, laurus cinnamomum, et je suis originaire de l'île de Ceylan.

» L'arbuste qui m'a donné le jour est ravissant quand il étale au soleil ses feuilles d'un beau rouge écarlate ; vous chercheriez en vain dans toute la création un produit naturel si riche en parfums, si heureusement doué. Je ne suis moi-même que l'écorce de cet arbuste merveilleux, mais sa feuille est parfumée comme le girofle ; son fruit, qui a l'apparence d'un gland, contient une substance grasse qu'on extrait facilement au moyen de l'ébullition, substance blanche et odorante dont on faisait jadis des bougies exclusivement réservées à l'usage des rois et des princes. Vous conviendrez que je puis avec quelque raison être fière, moi aussi, de mon origine et de ma naissance.

» Je conviens qu'il y a cannelle et cannelle, comme il y a fagot et fagot. Pour moi, j'appartiens à la race aristocratique, je suis la reine des cannelles, la cannelle de Ceylan, importée en Europe par les Hollandais, qui lui durent d'incalculables richesses. En vain la cannelle de Chine, celle du Malabar, celle de Cayenne et de la Jamaïque, la cannelle de la Cochinchine, la cannelle giroflée, essayent-elles d'entrer en concurrence avec moi : je les domine de toute ma hauteur. Est-ce que sans moi le cacao aurait conquis le monde ainsi qu'il l'a fait ? Est-ce que le chocolat serait devenu un aliment populaire, si je ne l'eusse enrichi de mes pénétrants aromes et si je n'eusse ainsi dissimulé ses imperfections ?

« Elle a raison ! c'est vrai ! » s'écrièrent en chœur les assistants.

M. Chocolat allait se lever pour répliquer, mais le président fit remarquer que déjà l'heure était avancée, et que les deux bougies qui s'étaient dévouées à l'éclairage de la salle étaient à bout de force. « Songez, ajouta-t-il, que nous serions perdus si l'épicier pouvait se douter qu'il a chez lui, dans son magasin, des denrées intelligentes et douées de la parole, des denrées qui s'animent la nuit pour décider les plus graves questions de l'épicerie moderne. Avant de lever la séance, je propose à l'assemblée de décider que M. Chocolat a raison et que Mlle Cannelle n'a pas tort ; qu'ils n'auront désormais rien de commun entre eux ; que le cacao a ses vertus spéciales comme la cannelle a les siennes, et que nous vouerons aux malédictions de la postérité tout fabricant, tout épicier qui se permettra de mettre de la cannelle dans son chocolat, attendu que ce mélange constitue une véritable sophistication, qu'il est attentatoire aux saines notions du goût, et que ceux qui aiment la cannelle dans le chocolat sont des barbares qui seront toujours libres d'ailleurs de faire au chocolat pur les additions qu'ils jugeront convenables. Permettez-moi, en terminant, de rectifier une erreur de fait commise par notre honorable collègue. Il a prétendu que Linnée lui avait donné le surnom de théobromeou mets des dieux, et que l'usage lui avait conservé la désignation de la province de Choco, d'où le commerce tire un cacao fort estimé. C'est là qu'est l'erreur : le mot chocolat est composé de deux mots mexi-cains, choco, qui signifie bruit, et atte, qui signifie liqueur, c'est-à-dire liqueur bruyante, à cause du bruit que fait le moussoir lorsqu'on s'en sert pour agiter et faire mousser le chocolat. »

« — Pardon, monsieur le président, vous faites erreur ! dit M. Chocolat, en proie à une vive émotion. Je demande la parole pour un fait personnel. »

Mais le pain de sucre, qui tenait à faire prévaloir son étymologie, ne le laissa pas achever ; il leva la séance. Au même moment, les deux bougies poussèrent un soupir et expirèrent victimes de leur dévouement. Chacun regagna précipitamment sa case ou son tonneau ; nous rentrâmes chez nous assez étonné de l'étrange spectacle auquel nous venions d'assister et dont nous avons cru devoir noter les principaux incidents.

 

Louis Jourdan (1810-1881), 

Contes Industriels, Paris, Librairie Hachette, 1859.

Impressions de Tolosa*

 

Appelé à se rendre en Afrique du Nord, à la demande du ministre de l'Instruction publique, M. de Salvandy, Alexandre Dumas profita, en 1846, du double mariage, à Madrid, du duc de Montpensier et de l'infante Luisa Fernanda, sœur cadette de la reine Isabelle ii, et de cette reine avec le duc de Cadix, son cousin, pour effectuer un voyage en Espagne. Ses amis, les peintres Eugène Giraud et Adolphe Desbarolles, y étaient déjà depuis trois mois. Dumas se fit accompagner du peintre Louis Boulanger, de son collaborateur Auguste Maquet et de son fils Alexandre, ainsi que de son jeune domestique abyssin, Paul, surnommé « Eau-de-Benjoin ». Son fils Alexandre, alors âgé de vingt-et-un ans, ne débutera sa carrière littéraire que l’année suivante.

L’écrivain embarqua de Cadix pour l’Afrique.

 

Notre guide s’approcha du brazero, en nous faisant signe de demeurer vers la porte, dans un angle qui nous dérobait en partie à la vue de nos hôtes. Puis, comme un voisin qui viendrait faire une visite, il entama la conversation ; demanda à l’homme des nouvelles de sa santé, à la femme si elle avait des enfans, ralluma au cigare du fumeur son cigare éteint. Puis, arrivé au degré de familiarité qu’il croyait nécessaire, il se hasarda à demander :

— Est-ce qu’on pourrait prendre le chocolat, par hasard ?

— Cela se peut, répondit laconiquement l’hôte.

Nous nous approchâmes, alléchés par la réponse.

Notre guide laissa échapper un mouvement qui nous fit comprendre que notre démarche était prématurée.

— Ah ! ah ! fit le maître du café en fronçant le sourcil. Et combien de tasses ?

— Cinq.

— Les plus grandes qu’on pourra trouver, hasarda Alexandre.

Le maître du café grommela quelques mots espagnols.

— Que dit-il ? demandai-je.

— Il dit que des tasses sont des tasses.

— Et qu’on n’en fera pas faire exprès pour nous, ajouta Boulanger qui avait compris.

— Non, certainement, dit l’hôte.

Notre guide tira un cigare de sa poche et le lui offrit ; c’était un véritable puro, venu en droite ligne de la Havane ; un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du cafetier, mais fut incontinent réprimé.

— Cinq ? reprit-il.

— Oui, cinq. Cependant, comme je n'ai pas grand'faim, je puis personnellement...

Le cafetier étendit la main avec un geste de roi qui accorde une grâce.

— Non, dit-il. Muchacho, cinq tasses de chocolat pour ces messieurs.

On entendit une espèce de soupir qui sortait de la chambre voisine.

— Vous allez avoir votre chocolat, nous dit notre interprète.

— Ah ! fîmes-nous tous d'un même soupir.

L'hôte nous regarda avec mépris, et alluma son puro, qu’il savoura fièrement, et comme s'il n'avait jamais fumé d’autre tabac de sa vie.

Cinq minutes après, le Muchacho entra avec cinq dés à coudre pleins d’une liqueur épaisse et noirâtre, qui ressemblait à un breuvage préparé par quelque sorcière de la Thessalie.

Le même plateau supportait cinq verres d'eau pure, et une corbeille pleine d'objets qui nous étaient inconnus ; c'étaient des espèces de petits pains blancs et roses, de forme allongée, et qui ressemblaient à ces ustensiles qu'on met dans la cage des chardonnerets pour leur aiguiser le bec.

Nous touchâmes du bout des lèvres au chocolat, craignant de voir s'envoler, comme tant d'autres, cette illusion du chocolat espagnol avec lequel on a bercé notre enfance. Mais cette fois, notre crainte fut vite dissipée. Le chocolat était excellent. Malheureusement, il y en avait juste assez pour le goûter.

— Est-ce qu'on ne pourrait pas en avoir encore cinq tasses ? hasardai-je.

— Dix ! balbutia Boulanger.

— Quinze ! fît Maquet.

— Vingt ! demanda Alexandre.

— Chut! dit notre introducteur. Faites fondre votre azucarillo dans votre verre, et allons rejoindre la voiture : usons, n'abusons pas.

— Comment cette fonte se pratique-t-elle ? demandai-je tandis que nos compagnons attiraient à eux, au moyen de l'aspiration, les dernières gouttes de chocolat retenues aux parois de leurs tasses.

— Rien de plus facile : voyez !

Notre sauveur prit l’azucarillo par un des bouts, et trempa l’autre dans son verre comme on fait d'une mouillette dans un œuf.

L'azucarillo fondit au fur et à mesure de son contact avec l’eau, et changea cette eau claire en eau trouble.

Nous goûtâmes cette eau trouble avec la même défiance que nous avions goûté le chocolat. Cette eau trouble était douce, fraîche, parfumée, excellente enfin.

Tout cela était d^une qualité supérieure, il n’y manquait que la quantité.

Nous voulûmes payer : notre interprète nous fit un signe, tira une piécette de sa poche, et la posa sur le rebord d'un bahut.

L'hôte ne se retourna même pas pour savoir si son compte y était.

Vaya usted con Dios !dit notre guide avec un salut gracieux.

Et il sortit.

Le cafetier tira son cigare de sa bouche.

Vaya usted con Dios !répondit-il. Et il se remit â fumer.

Nous nous inclinâmes et sortîmes à notre tour en répétant l’un après l’autre le sacramentel :

Vaya usted con Dios ! 

— Allez avec Dieu! allez avec Dieu ! répéta Alexandre en regagnant la malle-poste qui nous attendait toute attelée. C'est très bien, et ]e ne demande pas mieux certainement ; mais il y a loin d’ici au ciel, et je déclare que si l'on ne trouve sur la route que du chocolat et de l'eau au sucre, j'aime mieux aller ailleurs.

 

Alexandre Dumas

Impressions de voyage - De Paris à Cadix, 1847

 

* Commune de la province du Guipuscoa, dans le Pays basque espagnol.

Le chocolat catalan

 

Il était grand jour quand je me réveillai. Auprès de mon lit étaient, d’un côté, M. de Peyrehorade, en robe de chambre ; de l’autre, un domestique envoyé par sa femme, une tasse de chocolat à la main.

— Allons, debout, Parisien ! Voilà bien mes paresseux de la capitale ! disait mon hôte pendant que je m’habillais à la hâte. Il est huit heures, et encore au lit ! Je suis levé, moi, depuis six heures. Voilà trois fois que je monte ; je me suis approché de votre porte sur la pointe du pied : personne, nul signe de vie. Cela vous fera mal de trop dormir à votre âge. Et ma Vénus que vous n’avez pas encore vue ! Allons, prenez-moi vite cette tasse de chocolat de Barcelone… Vraie contrebande… Du chocolat comme on n’en a pas à Paris. Prenez des forces, car lorsque vous serez devant ma Vénus, on ne pourra plus vous en arracher.

En cinq minutes je fus prêt, c’est-à-dire à moitié rasé, mal boutonné, et brûlé par le chocolat que j’avalai bouillant. Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue.

 

Prosper Mérimée

La Vénus d’Ille, 1837

Le chocolat de Monseigneur

 

Charles Le Marquetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Évremond, mort à Londres en 1703, ……………………… jusqu'à son départ en exil en 1661.

 

Monseigneur, l'un des hommes les plus influents  de la cour de France, l'un des grands de l'État qui tenaient alors le pouvoir, recevait deux fois par mois, dans le magnifique hôtel qu'il habitait à Paris, et c’était son jour de réception. Tandis que la foule idolâtre, pour laquelle il était le Saint des saints, se pressait dans ses salons, Monseigneur, retiré dans un somptueux boudoir qui lui servait de sanctuaire, prenait son chocolat.

Sa Seigneurie pouvait sans peine engloutir nombre de choses : de méchants cerveaux pensaient même qu'elle absorbait rapidement les trésors de la France ; mais son chocolat ne pouvait atteindre son noble gosier qu'avec l'aide de quatre hommes vigoureux, sans compter le cuisinier qui l'avait fait. Mon Dieu ! oui, pour que ce bienheureux chocolat arrivât aux lèvres de Monseigneur, il fallait quatre hommes dans toute la force de l'âge, galonnés sur toutes les coutures, et dont le chef, rivalisant; avec son noble et chaste maître, ne pouvait exister sans avoir au moins deux montres. L'un de ces valets apportait la chocolatière en présence de Sa Seigneurie ; le second faisait mousser le chocolat avec le petit instrument destiné à cet usage, instrument dont il avait la charge ; le troisième présentait la serviette ; le quatrième, l'homme aux deux montres, versait le chocolat dans la tasse.

Ces quatre valets étaient indispensables à Monseigneur pour soutenir le haut rang qu’il occupait sous les cieux, inclinés devant lui. C’eût été pour son écusson une tache indélébile si le chocolat qu’il prenait tous les matins lui avait été ignoblement servi par trois valets. Il n'aurait eu qu'à en mourir, s'il n'y en avait eu que deux !

 

Charles Dickens, Le Marquis de Saint-Evremont

ou Paris et Londres en 1793 (A tale of two cities),

Traduit avec l'autorisation de l'auteur par Mme. Loreau, 1871.

Le chocolat du matin

 

Baptiste, empressé.

Voilà le chocolat de monsieur.

 

Désaubiers

Hein ?

 

Lahirel

Ah ! ah ! il est bien épais, Baptiste.

 

Baptiste, tout en parlant, ôte la jaquette de Lahirel

et lui passe la redingote qu'il a apportée en même temps que le plateau.

Et bien sucré… Oh ! je sais comment monsieur l'aime. Je l'avais apporté déjà, mais trop tôt, monsieur dormait. J'en ai fait d'autre, moi-même.

 

Lahirel

Celui d'hier n'était pas fameux.

 

Baptiste

Nous en avons été assez mortifiés, allez, monsieur !… c'est à cause du lait. Monsieur n'imagine pas combien il est difficile d'avoir du lait… à la campagne. Ils n'on rien à Montmorency, monsieur, ce sont de vrais sauvages.

 

Lahirel, goûtant le chocolat.

Oui, celui-ci est meilleur.

 

Baptiste

Il est meilleur. Oh ! tant mieux !… Monsieur n'a pas d'ordres à me donner ?

 

Lahirel

Non, Baptiste.

 

Baptiste, emportant la jaquette de Lahirel.

Alors je peux m'occuper des habits de monsieur ?

 

Lahirel

Oui, Baptiste.

 

Baptiste

Si monsieur avait besoin de moi, monsieur sait…

 

Lahirel

Oui, Baptiste, allez, Baptiste !…

 

Baptiste, sortant.

Il est meilleur ! oh ! tant mieux ! tant mieux !…

 

Édouard Pailleron

L'âge ingrat, 1, IV, 

2eédition, Paris, Calmann-Lévy, 1879.

Espérances du frère Patrice

 

Le mois d'avril expire… L'horloge de Sainte-Croix frappe sept heures du matin. Le joyeux soleil d'un beau jour de printemps commence à éclairer la demeure du frère Patrice.  Le moine, enveloppé dans sa robe de chambre de toile d'Écosse à carreaux, vautré dans une immense ganache, savoure le délicieux et odorant chocolat de Caraque, qui déborde d'une tasse dont il tient l'anse de la main droite, tandis qu'avec la gauche il soutient une énorme soucoupe, sur laquelle, de temps en temps, il pose cette tasse au milieu de fragments de biscuits. À chaque gorgée qu'il avale, il lève les yeux vers le ciel et semble dire : « Après cela, le paradis. »

Tout semblait concourir au bonheur de ce religieux. Tandis qu'il se délectait avec son chocolat, son esprit découvrait une foule de faits et de circonstances qui lui présageaient un avenir heureux et brillant.

Les espérances que la marquise de La Bourge lui faisait concevoir sur le triomphe de son amour pour Marie avaient tout le caractère du positif. Patrice aimait la jeune fille avec délire, et les mépris dont elle l'accablait ne faisaient qu'accroître l'ardeur de la passion de cet homme cynique.

D'un autre côté, placé à la tête des exterminateurs, il avait donné des preuves si remarquables de vivacité, de tact, de prévision et de malice, que, mis en rapport avec les puissances de l'Europe intéressées au triomphe de l'absolutisme théocratique, il recevait d'immenses secours de toutes parts, et surtout de Rome, pour faire face  aux besoins de l'armée carliste, et mettre en jeu les ramifications secrètes, échelonnées avec art,  dont le centre était toujours l'Ange exterminateur.

Le moine, par conséquent, nageait dans l'or, s'il est permis d'employer cette expression vulgaire, et, loin de borner son ambition à l'immensité de ses richesses, qui lui donnaient de si puissants moyens de domination, il élevait ses vues plus haut encore : il aspirait à devenir le premier conseiller du trône, aussitôt que la victoire couronnerait son parti… et cette victoire, il ne pouvait manquer de l'obtenir; puisqu'elle devait être le fruit des menées de la société dont il était le chef. Le plan était ourdi avec sagacité… Les bandes obtenaient chaque jour plus davantage sur les troupes libérales… le chef Gomez était dans le secret… le moine l'y avait initié. C'était lui qui devait s'approcher de Madrid aussitôt que les portefeuilles seraient au pouvoir de certains personnages, et sans doute c'eût été par lui que la transaction avec don Carlos eût été faite si la nation ne se fût levée en masse contre le gouvernement qui la jetait dans l'abîme. Que l'Espagne, que le monde entier le sache, car cette révélation importanteprouve l'existence d'une société homicide qui se cache sous des apparences religieuses.

— Je serai ministre, disait le frère Patrice, la figure tout enluminée, et dont les yeux jetaient les étincelles d'une joie infernale. Je serai ministre, mais ministre d'un roi absolu, d'un roi qui me devra son trône ; c'est-à-dire que je serai roi… ce qui n'est pas plus malin que d'avaler cette tasse de chocolat.

À ces mots, il trempa dans le bol un morceau de biscuit et l'avala d'un air de supériorité satisfaite ; puis tout rempli de l'idée de son triomphe, il ajouta :

— Les misérables ! ils sont tout fiers de garder pendant quelques mois les fauteuils dorés où ils sont le jouet des cortès, l'objet des sarcasmes des journalistes et de la haine de la populace. Une centaine d'ambitieux, toujours les mêmes, se mettent à la tête des bandes disséminées qui composent le parti libéral ; ils montent et descendent comme les godets d'une machine à pomper. Entretenons leur désunion, introduisons la discorde partout, soufflons des haines, des passions, semons la méfiance, nourrissons le mécontentement, exaspérons ces ambitions insatiables qui mènent à l'apostasie, démoralisons tout à fait les hommes du pouvoir pour qu'ils ruinent le peuple, et le peuple ruiné se lassera. Lorsque l'enthousiasme des masses sera éteint, on trouvera facilement l'homme vénal qui, au prix d'un portefeuille, consentira à transiger avec nous.

Tout en faisant ces combinaisons profondes, Patrice avait bu la moitié de sa tasse ; il jeta alors dans son abdomen un grand verre d'eau pure et cristalline, fit un long reniflement de satisfaction, puis se livra à de nouvelles réflexions, avec accompagnement de nouvelles gorgées et de nouveaux morceaux de biscuit.

 

Wenceslao Ayguals de Izco (1801-1875), 

Marie L'Espagole ou la Victime d'un moine*

 

María la hija de un jornalero, Madrid, 1845-1846Traduction du roman en français : introduction d'Eugène Sue, Paris, Librairie de Dutertre, Éditeur, 1846.

Le chocolat entre deux eaux

 

Écoutez bien le conte que voici,

Il me fit rire à me tenir les côtes ;

Jean mon voisin le contait à ses hôtes

Qui, je vous jure, en rirent bien aussi.

Il nous disait : « Je connais une vieille

Dont malgré moi je tairai tous les noms,

Qui pour chasser les vapeurs de la veille,

Chaque matin, à l'heure où nous dînons,

Se lève et boit un verre d'eau limpide

A petits coups, comme il convient aux gens

Bien élevés et d'humeur insipide.

Puis Margothon, par ses soins diligents,

Apprête et sert dans une jatte énorme

Un chocolat bien épais, bien sucré,

Sur un grand plat dès le soir préparé

En tout semblable au reste par la forme.

Madame, alors, d'un air très-solennel,

Boit en humant, dit qu'il n'est rien de tel

Pour la santé, le goût exquis. En somme,

Mon médecin était fort honnête homme

Quand il m'apprit un jour très-galamment

Tout le secret de mon tempérament.

— Prenez d'abord, me dit-il, un grand verre

D'eau fraîche, puis du chocolat bien chaud ;

Et pour que vous puissiez le passer comme il faut,

Prenez encore un grand coup d'eau, ma chère.

Je fais ainsi depuis tantôt dix ans ;

Point important que jamais je n'oublie :

Ne faut-il pas prendre soin de sa vie ?

Nul sans faillir n'a marché bien longtemps.

Or, il advint qu'un matin la femelle

Apprit certain méfait d'un gredin de neveu,

Ce qui bien fort lui troubla la Cervelle,

Qui déjà commençait à s'affaiblir un peu.

Elle oublia... je frémis quand j'y pense,

Son verre d'eau, madame, avant son chocolat.

Il fallut donc que bien vite on allât

Du médecin fameux implorer l'assistance.

Il vivait loin, elle souffrait beaucoup,

Ou du moins le croyait. On s'agite, on s'assemble ;

Qui pourrait de ce jour peindre l'égarement ?

Jusqu'au moindre valet pleure, pâlit ou tremble :

Madame n'avait point écrit son testament.

Que fera-t-on ? En vain on délibère;

Mais, ô bonheur ! la dame tout à coup

S'écrie : Enfin, j'ai trouvé mon affaire.

Nous le pourrons placer entre deux eaux.

A m'obéir que bien vite on s'empresse.

Elle sortit en prononçant ces mots,

Et les valets suivirent leur maltresse.

Dirai-je ce qu'alors on fit ?

Tout étant préparé, les hommes s'éloignèrent ;

En longs tabliers blancs les femmes approchèrent,

Et femina excitata dysterem petit.

 

Norwich

dans A. Carlier, Contes et légendes,

Paris, Librairie du Petit journal, 1865.

Chocolat et brioche

 

Brusquement, la porte s’ouvrit, et une voix forte cria :

— Eh bien ! quoi donc, on déjeune sans moi !

C’était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil. Elle avait simplement relevé ses cheveux et passé un peignoir de laine blanche.

— Mais non, dit la mère, tu vois qu’on t’attendait... Hein ? ce vent a dû t’empêcher de dormir, pauvre mignonne ! !

La jeune fille la regarda, très surprise.

— Il a fait du vent ?... Je n’en sais rien, je n’ai pas bougé de la nuit.

Alors, cela leur sembla drôle, tous les trois se mirent à rire ; et les bonnes, qui apportaient le déjeuner, éclatèrent aussi, tellement l’idée que Mademoiselle avait dormi d’un trait ses douze heures, égayait la maison. La vue de la brioche acheva d’épanouir les visages.

— Comment ! elle est donc cuite ? répétait Cécile. En voilà une attrape qu’on me fait !... C’est ça qui va être bon, tout chaud, dans le chocolat !

Ils s’attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. Mélanie et Honorine restaient, donnaient les détails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les lèvres grasses, en disant que c’était un plaisir de faire un gâteau, quand on voyait les maîtres le manger si volontiers.

 

Émile Zola

Germinal

La chocolatière

 

C'était chez une chocolatière de la rue des Bûchettes, à l'ombre même de la cathédrale : une petite boutique toute en boiseries blanches et en hautes glaces striées de chiures de mouches, une chocolaterie du siècle dernier, démodée comme ses deux clientes, et qu'en dehors des enfants pressés d'acheter un sou de chocolat après la messe, personne ne fréquentait plus. Les tablettes enveloppées de papier d'étain y blanchissaient tristement au fond de vitrines à ornements sculptés, à côté de papillotes, de surprises et de sucres de pomme, dont les images coloriées s'effaçaient de plus en plus.

De quoi vivait la vieille dame qui présidait à ce comptoir ? La province a de ces mystères. C'était une petite vieille à robe de soie noire élimée, bien propre avec une éternelle fanchon de dentelle sur sa coiffure en boucles, des boucles argentées mêlées de fils jaunissants et qui, l'étrange créature, trouvait le moyen, les belles journées de gelée, de servir à Mmes Gorgibus et de la Livadière, pour la somme de trente centimes la tasse, un chocolat, ma foi, parfumé, vanillé et fumant. Ces dames, avec mille simagrées, le buvaient à petites gorgées, complimentaient la boutiquière, se faisaient leurs confidences, et puis, après quelques bonne ma chère, mon cœur d'oiseau et tendre pigeon, payaient strictement, chacune, leurs six sous et se retiraient avec une révérence, que c'en était délicieux et touchant.

 

Jean Lorrain

Madame Gorgibus

Le Chocolat

Sonnet

(Bondi.)

 

Américaine noix, que couvre un vert feuillage,

Crois, mûris sous le ciel de ta brûlante plage,

Et que ta rude écorce ait à te protéger,

Contre tout accident qui pourrait t'outrager.

 

Que la voile espagnole, en quittant ton parage,

Te sauve en un cours long des fureurs de l'orage,

Que dominant les flots toujours à s'insurger,

Te transporte en Europe, à toi sol étranger.

 

Pour plus d'un noble usage, heureusement choisie,

Qu'elle te guide au seuil de la douce Italie :

Tu ne sais quel beau sort s'y trouve décrété !

 

Rivale du nectar, volupté d'Idalie

Et de Junon, liqueur, tu seras l'ambroisie

D'une plus attrayante et belle Déité.

 

Hippolyte Topin

dans La Muse Gauloise*

 

* Poésies publiées par Évariste Carrance, Littérature Contemporaine, 28volume, Agen, 1882.

Le chocolat

 

[…] Je préfère vivre ignoré au centre de mes occupations, et ne pas manquer l'heure de mon bureau.

À propos, je pense qu'il est bientôt temps de me mettre en route. Je demande seulement au lecteur la permission de m'habiller proprement et de déjeuner à mon aise.

J'ai pour habitude de prendre tous les matins une tasse de chocolat au lait. Cette nourriture simple, mais substantielle, me soutient jusqu'à l'heure de midi, et me donne les forces nécessaires pour entreprendre mon voyage à mon bureau.

Toute autre préparation alimentaire serait nuisible à mon estomac, qui jouit du reste d'une assez bonne réputation, et qui n'a pas les moyens de garnir son sac du déjeuner d'un chef de division. Le bifteck saignant et la côtelette parée sont des viandes de luxe pour l'employé qui veut vivre dans la carrière administrative ; il doit donc, dès le début, ne pas contracter d'habitude dépensière, et, dans ce cas, la tasse de chocolat, n'en déplaise à M. Brillat-Savarin, doit être préférée par l'employé modèle qui est désireux de ne pas dépasser le chiffre de son budget.

D'ailleurs comment déjeuner à la fourchette sans arroser le bifteck ou le rosbif d'une boisson plus ou moins vieille et des plus fortifiantes ? Or, le vin, on le sait, est salutaire à la digestion, mais il trouble l'esprit et alourdit les sens, surtout à jeun, et l'on s'expose à dormir sur pupitre le restant de la journée.

J'avais eu d'abord l'intention de me faire servir chaque matin un œuf à la coque. La pensée était bonne et le désir semblait modeste. Mais, halte-là ! J'ai lu dans certain livre que les médecins ne sont pas d'accord sur les propriétés albumineuses du volatile en germe. Les œufs, dit l'un des docteurs, se digèrent mal et ne contiennent qu'une faible partie de matière caséenne peu propre à la nutrition. Les œufs, affirme l'autre docteur, sont de nature à porter la perturbation dans le sang, et leur usage journalier peut causer la mort.

N'étant rien, pas même médecin, je me garderai bien de trancher une question aussi sérieuse, et je me contente, en homme sage, du déjeuner du cardinal Richelieu, jusqu'à ce que le livre d'un troisième docteur m'ait appris que le chocolat est nuisible à ma santé.

 

Joseph Poisle-Desgranges

Voyage à mon bureau (II)

Le chocolat de Barillon

 

Jambart, qui a conservé la chocolatière jusque-là, histoire de faire droguer Barillon qui attend la tasse à la main et avec des signes d’impatience qu’il ait fini de se servir, prend tout son temps, verse le chocolat bien lentement dans la tasse, en s’arrêtant de temps à autre, pour le humer. Barillon se croise les bras avec impatience.

Barillon. — Eh ! bien, quand vous aurez fini de renifler le chocolat ?...

Jambart, levant la tête et sans se déconcerter. — Quoi, quand j’aurai fini ? Nous ne sommes pas à la course, ici ! Il faut que vous vous jetiez sur la nourriture !

Barillon. — C’est bien, dépêchez-vous!

Voyant que Jambart n’en finit pas, il coupe son pain en deux et se met à le beurrer.

Jambart, pose la chocolatière sans bruit, prend un morceau de pain et le coupe en deux pour le beurrer. Tout en coupant le pain.— Eh! bien, je croyais que vous vouliez le chocolat !... Maintenant qu’il est libre depuis une heure, vous ne le prenez pas. Tout ça, c’était pour me faire enrager, hé !

 

Georges Feydeau

Le Mariage de Barillon

« Le chocolat »

 

Au-dessous d’une tonnelle de jasmin, dont les brindilles étoilées de blanc frôlent ses cheveux, la señora est assise devant la Fonda del Infante, à l’entrée de l’unique rue montante de Hernani. La señora a vingt-deux ou vingt-trois ans et elle est fort jolie : abondants cheveux noirs dont un haut peigne de corail mord les torsades sous la mantille, fixée près de l’oreille par une rouge fleur d’œillet à demi épanouie ; grands yeux noirs expressifs, tranchant sur un teint aussi blanc que les corolles des jasmins, grande bouche très rouge montrant dans un sourire des dents éblouissantes. Au corsage de sa robe couleur maïs est attaché aussi un œillet, et sa main gantée de la mitaine noire déplie et replie alternativement l’éventail de soie à lames d’ébène. Sur la petite table verte, à côté du livre d’heures, la servante vient de poser une tasse de chocolat parfumé à la cannelle, des biscuits, la carafe d’eau fraîche et l’azucarilla qui ressemble à une blanche écume cristallisée. De l’autre côté de la table, debout, une main passée dans sa ceinture, se tient un ecclésiastique de haute stature et de bonne mine. Sous son chapeau tuyauté comme celui de Basile, on voit ses yeux luisants surmontés de gros sourcils tracés comme au charbon, son teint olivâtre, son nez aux narines dilatées, sa bouche aimable aux lèvres épaisses. Avec un rire sonore et des gestes de mime, il raconte à la senora la dernière course de taureaux de Saint-Sébastien, et celle-ci rit à son tour en apprenant que l’un des banderilleros a failli être éventré. Derrière eux, on aperçoit la rue montante avec ses noires façades décorées d’écussons sculptés en relief, ses balcons verts ou bruns, ses miradors à treillis, ses toits en saillie découpant leurs moulures sur une mince bande de ciel bleu ; puis tout au fond, le portail très orné de l’église dorée de soleil. Dans la cour de la Fonda, un tambourin et deux galoubets jouent un air de danse basque, et deux servantes en cheveux, la taille enveloppée d’un fichu rouge, glissent et se balancent en mesure, les bras étendus, faisant claquer leurs doigts comme des castagnettes, et baissant leurs yeux noirs vers la pointe de leurs pieds agiles. Tout à coup les cloches de l’église sonnent les vêpres, le curé salue la senora et remonte la rue posément, majestueusement. Sa haute carrure se détache en noir sur le fond ensoleillé ; la jeune femme se retournant, le suit du regard, et lui envoie encore de loin une œillade aimable avec un petit hochement de tête. Puis elle pose délicatement l’azucarilla dans son verre, y verse de l’eau, et boit avec une voluptueuse lenteur des gorgées de cette boisson fraîche et discrètement parfumée.

 

André Theuriet,

in « Les Annales Politiques et Littéraires », 26 avril 1885*

 

* Ce texte, inclus dans Aquarelles, fut aussi publié dans La Revue générale littéraire, politique et artistique, 15 novembre 1883.

Le morceau de chocolat

Souvenirs d'un maître d'étude.

 

J'avais réglé mon compte avec M. R… Il me revenait vingt-deux francs cinquante centimes, qu'il me donna. Je les sentais tressaillir dans ma poche.

J'eus bientôt rassemblé mes hardes. Je n'avais d'autre malle qu'une vieille cravate noire nouée par les quatre coins et il y avait dedans plus de papiers griffonnés que de linge. Je mis par hasard la main sur un vieux reste de cigare qui se trouvait dans ma poche. Il me sembla que cela ferait bon effet de sortir le cigare à la bouche, Je l'allumai  à la cuisine puis je traversai fièrement la cour comme une garnison qui sort de la place avec les honneurs de la guerre.

Près de la grande porte était un enfant qui semblait attendre quelqu'un. C'était un petit écolier de quatrième, mon voisin de table dans la salle d'étude et auquel j'aidais souvent à faire ses versions.

Aussitôt qu'il me vit, il courut à moi, et me présentant un rectangle enveloppé de papier blanc :

— Je vous en prie, monsieur, prenez cela ; c'est du chocolat à la vanille : je sais que vous ne gagniez pas beaucoup d'argent chez M. R…, cela vous fera quelques déjeuners. Ne craignez pas de me priver, voici les étrennes, maman me donnera d'autre chocolat, et vous, personne, peut-être, ne vous donnera rien.

Cette marque d'amitié si imprévue me bouleversa ; j'ai moi, l'émotion fort niaise et le sentiment tout à fait dépourvu de présence d'esprit. Au.Iieu de remercier ce charmant enfant, je me mis à pleurer comme un grand imbécile.

Lui, cependant, cherchait, à glisser son paquet dans la poche de mon habit, et moi les yeux troublés de larmes, suffoqué de sanglots, incapable de prononcer un seul mot, j'essayais, mais inutilement, d'arrêter ses mains. Aussitôt que le chocolat fut dans ma poche, le cher petit espiègle prit légèrement sa volée comme un oiseau qu'on force à changer de buisson. II alla se placer à quelques pas de moi :

— Monsieur, me dit-il, si vous voulez me promettre de garder le chocolat, je vais revenir ; j'ai quelque chose à vous communiquer.

— Oh ! cher petit, je te le promets ; je le garderai toujours en souvenir de notre amitié.

Il revint et me prit les deux mains.

— Eh bien, il faut que vous me promettiez de me faire savoir dans quelle institution vous serez entré ; et je prierai tant maman de me mettre auprès de vous qu'il faudra bien qu'elle y consente.

— Eh bien, mon enfant, je te le promets encore.

Et détachant mes mains des siennes, je m'enfuis vers la rue car je sentis que j'allais pleurer encore.

À quelque distance de là, j'aperçus mon jeune ami placé sur la terrasse. Il me suivait d'un œil qui, j'en suis sûr, était plein de larmes.

Depuis, j'ai oublié cet enfant. J'ai mangé brutalement son chocolat, et je ne l'ai pas informé de la pension où je suis entré. Je l'ai oublié comme le voyageur oublie l'arbre sous lequel il s'est reposé un instant en traversant le désert ; je l'ai oublié comme la jeune fille oublie le rosier qui lui a fourni sa première guirlande.

Cette douce affection trépassée, elle est là gisante dans un coin de mon cœur sous un crêpe rose ; car le destin de l'homme est d'oublier. Le fond de tout cœur humain est, hélas ! un amas de scories et de cendres. Notre âme est un cimetière tout rempli de tombes et d'épitaphes, un champ où les fleurs nouvelles prennent racine sur les fleurs mortes. L'oubli est un bienfait de Dieu ; car si l'homme autour de qui tout change et tout passe, n'avait le don d'oublier, il serait le plus malheureux de tous les êtres ; la vie serait pour lui une éternelle douleur, son œil une source intarissable de pleurs.

 

Claude Tellier

dans Les Soirées Littéraires, 2 juillet 1882*

 

* Journal illustré paraissant tous les dimanches, n° 140.

Superflus

 

A-t-on quelquefois remarqué que plusieurs des petits agréments, des petits superflus de notre civilisation nous viennent des sauvages ou de ces peuples très différents de nous et que nous appelons volontiers des barbares ? Le café et le thé sont des produits barbares, mais le cacao et le tabac sont des produits sauvages. Les barbares et les sauvages ont donc ajouté quelque chose, qui n’est pas sans importance sensible, aux anciens plaisirs de l’humanité blanche. D’où me viennent ces réflexions ? De lectures à travers le xviiiesiècle où le chocolat eut un rôle si amusant. C’était une denrée fort connue, mais qui était encore à peu près étrangère au peuple, probablement à cause de son prix, de l’incertitude de sa préparation et aussi de sa mauvaise qualité, la fraude y étant déjà pour quelque chose, vraisemblablement. Qu’il soit à cette époque un aliment raffiné et coûteux, il n’y a aucun doute. Quelques tablettes constituent un cadeau apprécié. Casanova, qui se pique de bon goût, quoi qu’il apparaisse souvent comme un homme assez vulgaire, emporte toujours avec lui une provision. Et où la tient-il ? Dans sa cassette, avec ses bijoux. Il donne une livre de chocolat aux gens qu’il veut honorer. Un valet qu’il prend à son service le séduit par son art de faire le chocolat. Costa, espagnol, retire de ce talent un certain lustre provisoire. Un homme chez qui on mange de bon chocolat monte aussitôt dans son estime. C’est une preuve de délicatesse. Le chocolat a encore un autre mérite aux yeux de Casanova. C’est un réconfortant, et le perpétuel amoureux prétend y avoir souvent réparé ses forces. Cette réputation n’est pas tout à fait morte. Elle contribue à établir ses mérites tout en les rendant un peu suspects. C’est amusant de retrouver dans de vieux écrits l’origine aristocratique de nos plaisirs les plus communs.

 

Rémy de Gourmont

Le Puits de la Vérité

Le chocolat de l'enfance

 

Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait mon éducation morale, m’avait dit, le jour anniversaire de ma naissance, lors de mes dix ans : « Voici un agenda (c’était un de ces agendas, format allongé, tel qu’on les trouvait alors dans le petitmagasin du Bon Marché, devenu la colossale entreprise que l’on sait), et chaque soir, avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages de ce memento, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te reprocher, tu auras le devoir d’en écrire l’aveu sur ces pages. Cela te fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d’un acte répréhensible durant la journée. »

N’était-ce pas là la pensée d’une femme supérieure, à l’esprit comme au cœur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa méthode éducative ?

Un jour que j’étais seul et que je m’amusais, en manière de distraction, à fureter dans les armoires, j’y découvris des tablettes de chocolat. J’en détachai une et la croquai.

J’ai dit quelque part que j’étais… gourmand. Je ne le nie pas. En voilà une nouvelle preuve.

Lorsqu’arriva le soir et qu’il me fallut écrire le compte rendu de ma journée, j’avoue que j’hésitai un instant à parler de la succulente tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l’épreuve, l’emporta et je consignai bravement le délit sur l’agenda.

L’idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. À ce moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu’elle en connut la cause, elle m’embrassa et me dit : « Tu as agi en honnête homme, je te pardonne, mais ce n’est pas une raison, toutefois, pour recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat ! »

Quand, plus tard, j’en ai croqué et du meilleur, c’est que, toujours, j’en avais obtenu la permission.

C’est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les avoir constamment à la pensée.

 

Jules Massenet

Mes souvenirs (1848-1912), avant-propos

Péronilla, fabricant de chocolat

 

Frimousquino.

Bonjour, mon oncle !

 

Péronilla.

Bonjour, mon neveu ! Pour un pauvre Gitano, qui avait donné un petit coup de navaja à sa bonne amie ! je l’ai fait condamner aux galères.

 

Frimousquino.

Aux galères !

 

Péronilla.

Attends donc nous en avons rappelé, heureusement ! je l’ai obligé à en rappeler, et, en appel, je l’ai fait condamner à mort ! Il ne me l’a jamais pardonné ! — Ça m’a décidé à lâcher le barreau pour la fabrication du chocolat !

 

Léona.

Le barreau vous aurait conduit à tout !

 

Péronilla.

Et le chocolat, aussi, conduit à tout !

 

Léona, avec mépris.

Péronilla, marchand de chocolat

 

Frimousquino, l’imitant.

Marchand de chocolat !

 

Péronilla.

Oui, Péronilla ! marchand de chocolat ! Et pourquoi rougirais-je d’avoir fabriqué ce produit alimentaire, auquel je dois mes revenus, ma liberté, deux maisons Madrid, et cette délicieuse villa à ses portes ?

 

Couplets.

I

Oui, je le dis, et m’en fais gloire,

Ces biens dont vous grise l’éclat,

Comme moi, gardez-en mémoire,

Nous les devons au chocolat !

Vous le nierez en vain, madame !

Noirs encore de ma réclame,

Sur tous les murs, dans tous les journaux il y a :

« Le meilleur chocolat est celui de Péronilla ! » (Bis.)

II

J’ai fait du chocolat, et même,

J’en ai fait, je le dis moins haut,

Par un ingénieux système,

Avec succès… sans cacao :

À mes clients vendant le nôtre,

À mes repas buvant d’un autre…

Sur tous les murs, dans tous les journaux il y a :

« Le meilleur chocolat, est celui de Péronilla ! » (Bis.)

 

(Parlé.) Exiger la signature !

 

Frimousquino.

Se méfier des contrefaçons !

 

 

Léona.

C’est bien la peine d’avoir dans les veines du sang des Pintafiores della casa y Marchesito y…

 

Péronilla.

Assez !

 

Léona.

Chocolatier ! Un frère comme lui ! à une fille comme moi !

 

Péronilla.

Une fille comme toi ! quelle fille es-tu ?

 

Léona.

Espagnole de race, je suis née en pleine Espagne, sous un ciel de feu, et c’est le soleil d’Andalousie, avec tous ses rayons, qui brûle le sang de mes veines !

 

Maître Péronilla

L'obus

 

I

 

Ce jour de I'An et les étrennes m'ont rappelé un épisode du siège qui me fait quelque honneur, je m'en vante.

Que le lecteur se rassure ! — Je ne le conduirai pas au rempart, ni aux avant-postes, mais tout simplement rue de Trévise, chez mon vieil ami Dutailly, riche fabricant de produits chimiques, mari d'une excellente femme, père d'une fille charmante, industriel habile, bon patriote, un peu fou en politique ; au demeurant le meilleur homme du monde.

Surpris par l'investissement de Paris, à l'heure où il bouclait ses malles pour le départ, il s'était consolé par la conviction que la ville ne tiendrait pas huit jours. Mieux avisée, Mme Dutailly se préoccupait tout d'abord de l'approvisionnement du logis, où elle amassait une telle abondance de vivres que, le siège eût-il duré trois mois de plus, les Dutailly n'auraient jamais connu la famine. Puis elle complétait son œuvre en installant dans son jardinet une vacherie, tout un poulailler et même une étable à porcs qui, trois mois plus tard, valaient leur pesant d'or.

Des le mois d'octobre, on la bénissait ; — moi le premier, dont le couvert était mis chez les Dutailly, le jeudi et le dimanche soir, et qui trouvais la de quoi me dédommager des privations de toute la semaine. Comment ne pas s'extasier, dans ces jours de disette, à la vue d'une omelette au lard ou d'un morceau de gruyère, arrosés d'excellents vins qui n'avaient aucune parenté, — chose rare, —avec les produits chimiques de la maison ?

Je n'étais pas le seul convive accrédité de cette table hospitalière. Un autre y avait son couvert mis à côté du mien. Le jeune Anatole Brichaut, principal commis de la fabrique, futur associé et gendre de Dutailly. — Ce brave garçon, mélancolique, chétif, un peu timide, était fortement épris de la fille du patron, Mlle Gertrude, qui ne paraissait pas insensible à cet amour-la. Sans qu'il y eût parole échangée, la candidature de Brichaut était vue par les Dutailly d'assez bon œil pour que l'union des deux jeunes gens fût chose convenue tacitement. — Par malheur, la guerre ajournait le dénouement. — Brichaut, caporal dans la mobile de la Seine et caserné à Saint-Denis, faisait son devoir de soldat, consciencieusement, comme il faisait toutes choses, mais sans enthousiasme, il faut bien le dire, et maudissait ce siège éternel qui retardait son bonheur, et dont il critiquait les opérations, doucement, à sa manière, mais non sans amertume.

Ces critiques ne laissaient pas d'agacer Dutailly, fanatique du général Trochu. Chose plus grave : le Tempspubliait alors une série d'articles, où l'auteur reconstituait les opérations militaires de la province, au gré de son imagination en délire. — Dutailly avait pris ces rêveries au sérieux. II piquait ses petits drapeaux sur la carte, aux points déterminés par le stratégiste du Temps, suivait avec anxiété ces marches et contremarches chimériques et nous prédisait à bref délai des victoires décisives. Brichaut, incrédule, risquait une timide objection. Dutailly s'exaltait, s'emportait ; j'intervenais à temps pour apaiser le débat ; mais le patron, au fond de l'âme, ne se consolait pas de toutes ces batailles, que son commis l'empêchait de gagner.

 

II

 

La présence d'un nouveau convive vint encore compliquer la situation. Je fus surpris un soir, arrivant en retard, de voir ma place, à la droite de Mme Dutailly, occupée par un personnage inconnu, haut en couleur, large d'épaules, bruyant et vantard. II portait des galons de capitaine sur un uniforme de fantaisie, sorti de la défroque de quelque théâtre, et chaussait des bottes énormes, auxquelles il était impossible de méconnaître un héros.

— Monsieur Robillard, me dit Dutailly, en nous présentant l'un à l'autre, — capitaine des Enfants perdus de Courbevoie.

Je n'avais pas expédié le potage que j'étais fixé sur le Robillard. Les exploits de ce gaillard-là devaient consister à dégarnir les maisons désertes de la banlieue des meubles qui pouvaient tenter la cupidité de l'ennemi et à les déposer en lieu sûr, ignoré de leurs propriétaires. Je me demandais avec ennui comment ce Mandrin à forte mâchoire était appelé ce soir-la à rogner notre part de gruyère ; Mme Dutailly m'expliqua le fait, non sans émotion. À la tombée du jour, elle avait fait une chute assez dangereuse sur le boulevard Poissonnière, tout luisant de verglas. Robillard, qui passait par la, l'avait portée à la pharmacie la plus proche et enfin ramenée chez elle, légèrement contusionnée et passablement étourdie. Par reconnaissance, elle n'avait pu faire moins que d'inviter son sauveur à dîner. Cette explication me rassurait. J'espérais en être quitte du héros pour cette fois.

Le drôle n'était pas sot. — II se donnait comme intéressé dans une grosse affaire de charbonnage, qui l'obligeait a courir toute l'Europe et nous contait fort plaisamment ses souvenirs de voyage. La guerre l'avait, disait-il, ramené à Paris, dont le salut réclamait sa présence. Quant à ses prouesses dans la banlieue, à la tête des Enfants perdus, on pense bien qu'elles passaient toute croyance. « L'ennemi était harcelé, sur les dents ; il n'en pouvait plus ! . . . Avec cinq mille lurons comme les siens, la trouée était faite, etc., etc.… » Mme Dutailly écoutait ces énormités avec complaisance. Dutailly résistait mal à l'envie d'y ajouter foi. Gertrude seule était fort indifférente. Quant au pauvre petit « moblot »*, plus pâle ce soir-là et plus perdu que jamais dans sa vareuse trop large, affligé, en outre, d'un rhume de cerveau on ne peut plus ridicule, il semblait écrasé par le voisinage de ce grand diable, qui ne lui marchandait ni les allusions pénibles, ni les coups d'œil narquois, ni les comparaisons déplaisantes.

J'inventai un prétexte pour quitter la place, après le café, assommé par les fanfaronnades de ce Gascon, à qui je croyais dire adieu pour toujours. — En quoi je me trompais bien. Car, le dimanche suivant, je le trouvai à la même place ; puis le jeudi. Et finalement il eut sou couvert mis a tous nos repas.

Le ménage Dutailly était fasciné. Le Robillard avait séduit Mme Dutailly par sa belle humeur et sa galanterie, et papa Dutailly par l'intérêt qu'il semblait prendre aux opérations militaires du Temps et au déplacement des petits drapeaux sur la carte. Anatole, plus enrhumé que jamais, perdait visiblement, à chaque repas, tout le terrain conquis sur lui par ce bravache.

Son discrédit fut surtout sensible après l'affaire du Bourget, où le pauvre garçon avait fait bravement son devoir et d'où il nous était revenu blessé à l'avant-bras. — II nous conta l'affaire et la mort de Baroche tué à ses côtés, et l'abandon, et la retraite, et toute cette triste fin d'un combat héroïque, avec un découragement si lamentable, que, pour un peu, le capitaine l'eût traité de déserteur et de lâche. S'il ne le fit pas, ce fut bien par égard pour les maîtres du logis ; mais il le donna assez à entendre. Avec quelle noble indignation il démontra que, si les Enfants perduseussent été là, la chose aurait pris une tout autre tournure. — Là-dessus, s'échauffant, il nous esquissa un plan de sortie par les hauteurs de Montmorency, Cormeilles, avec passage de l'Oise, marche sur Rouen, puis arrivée triomphale au Havre… qui émut Dutailly jusqu'a l'enthousiasme. Ce, pendant que le pauvre Anatole humilié souffrait tristement de sa blessure encore saignante, personne que Gertrude et moi n'y prenant garde.

Le lendemain, il avait la fièvre, gardait le lit, et, pendant quelques semaines, il fut absent de nos repas. Le capitaine établit vivement ses prétentions à la main de Mlle Gertrude, et l'attitude des parents n'était pas pour le décourager. Le jour où Anatole nous revint convalescent et plus maigre que jamais, il me parut bien que Mlle Gertrude avait les yeux rouges et qu'il y avait eu dans la journée quelque escarmouche entre elle et sa mère plus engouée que jamais de son Robillard. — Je compris qu'il était temps d'intervenir, dans l'intérêt de ces pauvres enfants. Ce jour-là était précisément le dernier dimanche de l'année, et, comme on parlait nécessairement du nouvel An, que nous devions fêter en famille :

— Parbleu, chère madame Dutailly, s'écria le capitaine, il faut que je vous fasse une surprise pour vos étrennes.

 

Ceci me donna l'idée de préparer la mienne.

 

III

 

Le jour de l'An, Dutailly nous reçut les bras ouverts et radieux. Le stratégiste du Temps venait de battre à plate couture le prince Charles aux environs d'Évreux, après l'y avoir attiré par une retraite simulée, qui était un des plus beaux faits d'armes des temps modernes. Dutailly nous offrait cette bonne nouvelle pour nos étrennes. — Anatole, lui, apportait un lapin qu'il avait pris au lacet, dans l'île dévastée de Saint-Denis ; lapin de choux** bien entendu, retourné à l'état sauvage. Quant au capitaine, il présentait a Mme Dutailly un gros sac de marrons glacés dans un casque allemand.

— Chère madame, dit-il en souriant, il n'aurait tenu qu'a moi de vous offrir dans ce casque la tête du propriétaire.

— Quoi, s'écria Mme Dutailly, suffoquée par l'admiration, vous l'avez tué ?

— Pour vous offrir cette boîte à bonbons, belle dame, qui n'est pas, j'ose le dire, à la portée de tout le monde.

Je vous passe le récit de l'aventure, dont vous pensez bien que le farceur ne nous épargna pas le détail. Blotti dans un tonneau, il avait guetté, surpris, terrassé le porteur du casque, sentinelle perdue, et, dans une lutte corps a corps, l'avait étranglé pour ne pas attirer l'ennemi par l'emploi de son revolver ! . . . Oh ! que le lapin de choux, étranglé, lui aussi, faisait piètre mine à côté de ce glorieux trophée !

— Quant à moi, dis-je, je n'ai pas l'orgueil de rivaliser avec un brave tel que le capitaine ; mais j'ai aussi ma petite surprise. Seulement, elle n'est pas encore arrivée, et, si vous m'en croyez, nous dînerons sans l'attendre.

On se mit a table et le repas fut très gai. On avait saigné un cochon pour la circonstance, et son boudin eut le plus grand succès.

Nous étions au café, et nous allumions les cigares, quand un domestique nous dit qu'un artilleur venait de déposer mon cadeau dans le salon.

Nous passâmes au salon, où l'objet était en effet posé sur une table, enveloppé de papier glacé et cerclé d'une faveur bleue.

— Qu'est-ce que cela peut bien être ? — dit Mme Dutailly.

— Ne cherchez pas, chère madame, c'est un obus.

— Un obus ?

— Dutailly m'a exprimé plusieurs fois le désir d'avoir un obus, mais un vrai, qui eût servi, et à ma requête, mon ami Roland, commandant de batterie, m'envoie celui-ci qui vient du plateau d'Avron, où il a oublié d'éclater en tombant.

Tout en parlant, je dénouais la faveur bleue, je déchirais le papier, et l'obus apparaissait noir, sinistre, menaçant.

— Parbleu, dit Dutailly, tu m'enchantes. J'en ferai une pendule pour mon cabinet.

— Mais, objecta Mme Dutailly, inquiète, s'il n'a pas éclaté ?

— Oh ! rassurez-vous, il a été bien convenu que Roland ne me l'enverrait que désarmé et vide ! — Du reste, voici sa lettre d'envoi :

J'ouvris une lettre collée au flanc de l'obus, et je m'apprêtais à la lire tout haut ; mais, à la première ligne ma figure dut exprimer la surprise, puis l'inquiétude, car tout le monde d'écria ;

— Qu'avez-vous ?

— Mon Dieu… j'ai… écoutez… Et je lus :

« Cher ami,

« Voici l'obus demandé. Seulement il m'a été impossible de trouver ici un artilleur qui sût le désarmer.  Faites-le porter chez l'armurier du passage de I'Opéra qui s'acquitte très adroitement de cette besogne. Et surtout la plus grande précaution. Pas le moindre choc, pas un frottement ; car il s'en faut de l'épaisseur d'une feuille de papier que l'obus n'éclate… »

 

IV

 

Je fus interrompu par des cris d'effroi.

— Mais enlevez cela, criait Mme Dutailly… C'est épouvantable !… Cet obus dans mon salon !

— Mon Dieu ! dis-je, étendant la main…

— N'y touchez pas !…

— Du calme ! Rassurez-vous ! L'artilleur qui l'apporte va le remporter.

— Mais, Monsieur, dit le domestique tremblant sur le seuil de la porte, l'artilleur est parti.

Nouvelles exclamations !

— Alors, dis-je, c'est moi !…

— Je te le défends ! s'écria vivement Dutailly. Tu n'es pas de force a porter cela jusqu'au passage de 1' Opéra, tout d'une traite. Tu n'aurais qu'à le laisser tomber en route, dans l'escalier, dans l'antichambre !

Mme Dutailly se cramponnait à moi.

— Non ! pas vous !… c'est trop dangereux !… Pas vous !

— Ceci, ajouta Dutailly, est le fait d'un soldat, d'un soldat robuste ! Heureusement le capitaine est là.

— Moi ! dit le capitaine.

— Eh ! oui, mon cher, vous êtes fort comme un Turc, et fait à ces choses-là. Vous jouez avec les balles et les obus, comme un écolier avec ses billes et ses ballons.

— Pardon . . . pardon, objecta le capitaine, qui pâlissait légèrement, c'est que, un obus. Diantre !… Ne pourrait-on attendre jusqu'a demain et le faire prendre ?

Mais Mme Dutailly se récria :

— Demain ?… Pour que je ne ferme pas l'œil de toute la nuit. J'irai plutôt coucher a l'hôotel.

Ici, Anatole prit tranquillement la parole :

— Restez chez vous, Madame : c'est moi qui porterai l'obus.

Dutailly l'arrêta.

— Vous êtes fou, mon cher ! Convalescent et avec votre bras malade !… Voulez-vous faire sauter la maison ?

— Effectivement, dis-je, ceci n'est pas le fait d'un malade.

— Mais du capitaine, reprit Dutailly. Je n'ai confiance qu'en lui. — Allons, capitaine, vivement. Enlevez ce monstre et délivrez-nous de ce cauchemar !

Le capitaine, à ce moment-là, digérait mal, c'était évident. Mais il n'était pas homme à se déconcerter pour si peu.

— Effectivement, dit-il en souriant, ceci me revient de droit. Je voulais dire seulement, quand vous m'avez interrompu tout à l'heure, que l'enlèvement de cet objet par un piéton est trop dangereux. Le sol est glissant, il suffit d'un faux pas pour tuer dix personnes dans la rue. Le transport en voiture est seul raisonnable.

— Mais, répliqua Dutailly, une voiture en ce moment ?… On les compte. Elles sont presque toutes réquisitionnées pour les ambulances.

— Bon, dit le capitaine. Le général Schmitz, qui m'a déposé chez vous, dîne chez Brébant, sa voiture l'attend à la porte du restaurant. Je le prie de me la prêter. II est de mes amis. C'est chose faite. Le temps de boucler mon ceinturon, et d'aller jusque-là. C'est dix minutes, un quart d'heure au plus.

— Allez vite, dit Mmr Dutailly. Je ne vivrai pas, pendant ce temps-là.

 J'y cours, chère Madame. — Ce disant, le capitaine prenait son képi, son manteau et gagnait le large.

Et, à la façon dont il dégringolait l'escalier, il était évident qu'il se hâtait.

Je rentrai dans le salon, où régnait la consternation. Mme Dutailly balançait entre l'envie de fuir et le désir de surveiller l'obus. Sans en avoir l'air, je regardai la rue éclairée par la lune.

— II était si simple de me le laisser prendre, murmura Anatole.

— Allons, taisez-vous ! reprit Dutailly, un peu surpris du courage tranquille de ce garçon. C'est bien mieux le fait du capitaine.

— Pourvu, gémit Mme Dutailly, qu'il ne se fasse pas trop attendre I

— Pour se faire attendre, chère dame, lui dis-je fort gaiement, vous pouvez y compter. Car il ne reviendra pas.

— II ne reviendra pas ?

— Certes non. Pour aller chez Brébant, son chemin était de traverser la rue à droite, et il vient de s'éloigner par la gauche, et même assez vivement.

— Par exemple ! Qu'est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire, amis Dutailly, que votre capitaine est un intrigant et que je me réjouis d'avoir démonté les batteries de ce fanfaron, à la faveur de cet engin.

Et, prenant un album de photographie, j'en assenai un coup violent sur la têe de l'obus qui éclata en mille morceaux… de chocolat. II était en chocolat ! et sema, sur le tapis, toute une mitraille de dragées, de pralines et de pistaches !

Un éclat de rire salua cette explosion, et je puis dire, ce dénouement.

Car trois mois plus tard, Anatole épousait Gertrude.

Et du capitaine, plus de nouvelles !

Victorien Sardou

L'Obus

 

* Membre de la garde mobile de 1870.

 

** Lapin domestique élevé en captivité.

Le chocolat à l’espagnole

 

À Saint-Sébastien, sur la place, nous nous fîmes servir du chocolat espagnol, épais et fortement aromatisé de cannelle ; on le sert dans de petites tasses, bien trop petites à mon gré. J… prétend ne pouvoir souffrir le chocolat à l’espagnole ; elle demande donc un chocolat “ à la française ”. On lui apporte presque aussitôt de ce chocolat, oui, du même ; mais la tasse est beaucoup plus grande, et J… le déclare excellent. M… consent au chocolat espagnol, mais prend les gâteaux à l’œuf en horreur. Et comme je m’irrite à les voir toutes deux si résignées ou résolues à ne goûter à ce pays que par les yeux ou, tout au mieux, du bout des lèvres, en enfonçant mes dents dans cette pâte huileuse et grumeleuse et safranée, je crus mordre à même l’Espagne ; ce fut affreux.

 

André Gide

Nouveaux Prétextes

Cacodylate

 

Sa parade dont l’ébullition a des bornes impitoyables

faisait cortège d’un œil cacodylate rose vif

dans ma vie de suralimentation suisse.

Les chaises longues existaient après la mort

ce qu’elles pensent couvre l’abandon c’est net

tout cela dans un peu de cristal médecin —

 

Je m’en fais gloire infiniment des bibelots d’ivoire

dussé-je souffrir aujourd’hui pendant ce long trajet

vers le peignoir rose en plis de cierges allumés —

 

Abominablement la science comme un dépôt

limite le cœur avec une invisible caresse

dans un je ne sais quoi, mais en rond —

 

Les livres spirales caractérisent d’intimes délicatesses

de petit Saxe gisant épars partout où se glisse

la passagère flottante d’isolement chocolat.

 

Elle m’a laissé sa main d’hygiène arsenic

à cette place meurtrie d’accalmie froncée

comme le foyer d’un nouveau lit nuptial.

 

Francis Picabia

Poèmes et dessins de la fille née sans mère

Le gâteau au chocolat de madame Swann

 

Cependant, ces jours de goûter, m’élevant dans l’escalier marche à marche, déjà dépouillé de ma pensée et de ma mémoire, n’étant plus que le jouet des plus vils réflexes, j’arrivais à la zone où le parfum de Mme Swann se faisait sentir. Je croyais déjà voir la majesté du gâteau au chocolat, entouré d’un cercle d’assiettes à petits fours et de petites serviettes damassées grises à dessins, exigées par l’étiquette et particulières aux Swann. Mais cet ensemble inchangeable et réglé semblait, comme l’univers nécessaire de Kant, suspendu à un acte suprême de liberté. Car quand nous étions tous dans le petit salon de Gilberte, tout d’un coup regardant l’heure, elle disait :

“ — Dites donc, mon déjeuner commence à être loin, je ne dîne qu’à huit heures, j’ai bien envie de manger quelque chose. Qu’en diriez-vous ? ”

Et elle nous faisait entrer dans la salle à manger, sombre comme l’intérieur d’un Temple asiatique peint par Rembrandt, et où un gâteau architectural aussi débonnaire et familier qu’il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d’abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius. Bien mieux, pour procéder à la destruction de la pâtisserie ninitive, Gilberte ne consultait pas seulement sa faim ; elle s’informait encore de la mienne, tandis qu’elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental. Elle me demandait même l’heure à laquelle mes parents dînaient, comme si je l’avais encore sue, comme si le trouble qui me dominait avait laissé persister la sensation de l’inappétence ou de la faim, la notion du dîner ou l’image de la famille, dans ma mémoire vide et mon estomac paralysé. Malheureusement cette paralysie n’était que momentanée. Les gâteaux que je prenais sans m’en apercevoir, il viendrait un moment où il faudrait les digérer. Mais il était encore lointain. En attendant Gilberte me faisait “ mon thé ”. J’en buvais indéfiniment, alors qu’une seule tasse m’empêchait de dormir pour vingt-quatre heures.

 

Marcel Proust

À l’ombre des jeunes filles en fleurs

De pharmacie en confiserie

 

Ma chère maman achetait elle-même, en bonne ménagère, l’épicerie chez Courcelles, rue Bonaparte, le café chez Corcelet, au Palais-Royal, et le chocolat chez Debeauve et Gallais, rue des Saints-Pères. […]

[…] Si plaisant que me fût le magasin de Corcelet, à l’enseigne du “ Gourmand ”, celui de Debeauve et Gallais, fournisseurs des rois de France, m’agréait davantage et me charmait plus que tout autre. Il me semblait si beau que je ne m’estimais pas digne d’y entrer sans mes habits du dimanche, et j’examinais sur le seuil la toilette de ma chère maman pour m’assurer qu’elle était suffisamment élégante. Eh ! bien, je n’avais le goût si mauvais ! La chocolaterie Debeauve et Gallais, fournisseurs des rois de France, existe encore, et le décor n’en a pas beaucoup changé. Je puis donc en parler en toute connaissance et non sur des souvenirs infidèles. Elle a très bon air ; sa décoration date des premières années de la Restauration, alors que le style ne s’était pas encore trop alourdi ; elle est dans le caractère de Percier et Fontaine. Je songe, avec tristesse, en voyant ces motifs un peu secs, mais fins, mais purs et bien ordonnés, combien le goût a décliné en France depuis un siècle. Que nous sommes loin aujourd’hui de cet art décoratif de l’Empire, pourtant bien inférieur au Louis xviet au Directoire ! Il faut louer dans ce vieux magasin l’enseigne en lettres bien proportionnées, bien carrées ; les fenêtres cintrées et leur imposte en éventail, le fond du magasin arrondi comme un petit temple, et le comptoir en hémicycle qui suit la forme de la salle. Je ne sais si je rêve ; mais je crois y avoir vu des trumeaux avec des Renommées qui pouvaient aussi bien célébrer Arcole et Lodi que la crème de cacao et les chocolats pralinés. Enfin tout cela relève d’un style, offre un caractère, présente une signification. Que fait-on à cette heure ? Il y a toujours des artistes de génie, mais les arts décoratifs sont tombés dans une ignominieuse décadence. Le style Troisième République fait regretter le Napoléon iii, qui faisait regretter le Charles x, qui faisait regretter l’Empire, qui faisait regretter le Directoire, qui faisait regretter le Louis xvi. Le sens des lignes et des proportions est entièrement perdu. Aussi vois-je venir avec joie l’art nouveau, moins certes pour ce qu’il crée, que pour ce qu’il détruit.

Ai-je besoin de dire que, à trois ou quatre ans, je ne raisonnais pas sur la décoration ?  Mais, en pénétrant dans la maison Debeauve et Gallais, je croyais entrer dans un palais de fées. Ce qui ajoutait à mon illusion c’était d’y voir de belles demoiselles en robe noire, et les cheveux tout brillants, assises derrière le comptoir en hémicycle avec une gracieuse solennité. Au milieu d’elles se tenait, douce et grave, une dame âgée qui écrivait dans des registres sur un grand pupitre et maniait des pièces de monnaie et des billets de banque. Il va bientôt paraître que je n’acquis point une suffisante intelligence des opérations qu’effectuait cette dame vénérable. À ses côtés, les jeunes filles brunes ou blondes s’occupaient, les unes à recouvrir les tablettes de chocolat d’une mince feuille de métal clair comme l’argent, les autres à envelopper deux par deux ces mêmes tablettes dans du papier blanc à vignettes et à fermer ces enveloppes avec de la cire qu’elles chauffaient à la flamme d’une petite lampe en fer-blanc. Elles accomplissaient ces tâches très adroitement et avec une célérité qui ressemblait à de l’allégresse. Je pense aujourd’hui qu’elles ne travaillaient point ainsi pour leur plaisir. Alors je pouvais m’y tromper, enclin comme j’étais à prendre tous les travaux pour des amusements. Il est certain du moins que c’était une joie des yeux que de voir courir les doigts fuselés de ces jeunes filles.

Quand Maman avait fait son emplette, la matrone qui présidait cette assemblée de vierges sages prenait dans une coupe de cristal placée à son côté une pastille de chocolat qu’elle m’offrait avec un pâle sourire. Et ce présent solennel me faisait aimer et admirer plus que tout le reste la maison de MM. Debeauve et Gallais, fournisseurs des rois de France.

Ayant du goût pour les magasins, il était bien naturel que, rentré à la maison, j’essayasse dans mes jeux l’imitation des scènes que j’avais observées pendant que ma mère faisait ses emplettes. Aussi étais-je, au logis, pour moi seul et à l’insu de tout le monde, tour à tour, tailleur, épicier, commis de nouveautés et même, sans plus d’embarras, marchande de modes et chocolatière. Or, un soir, dans le petit cabinet tendu de boutons de roses où se tenait ma mère, sa broderie à la main, je m’appliquai avec plus de soin que de coutume à contrefaire les belles demoiselles de la maison Debeauve et Gallais. M’étant procuré des morceaux de chocolat en aussi grande quantité que possible, des bouts de papier, et même des lambeaux de ces feuilles métalliques que j’appelais emphatiquement du papier d’argent, le tout à vrai dire fort défraîchi, je m’installai dans ma petite chaise, don de ma tante Chausson, devant un tabouret garni de molesquine, et cela représentait à mes yeux l’élégant hémicycle du magasin de la rue des Saints-Pères. Enfant unique, habitué à jouer seul et toujours enfoncé dans quelque rêverie, vivant beaucoup enfin dans le monde des songes, il ne me fut pas difficile d’imaginer le magasin absent, ses lambris, ses vitrines, ses trumeaux ornés de Renommées et même les acheteurs qui affluaient, femmes enfants, vieillards, tant je possédais le don d’évoquer à mon gré les scènes et les personnes. Je n’eus point de peine à devenir à moi seul les demoiselles, toutes les demoiselles chocolatières et la dame respectable qui tenait les registres et disposait de l’argent. Mon pouvoir magique était sans bornes et dépassait tout ce que j’ai lui depuis, dans l’Ane d’Or, des sorcières de Thessalie. Je changeais à mon gré de nature : j’étais capable de revêtir les figures les plus étranges et les plus extraordinaires, de devenir, par enchantement, roi, dragon, diable, fée… que dis-je ? de me changer en une armée,en un fleuve, en une forêt, en une montagne. Aussi ce que je tentais ce soir-là était pur badinage et ne souffrait pas la moindre difficulté. Donc, j’enveloppai, je cachetai, je servis la clientèle innombrable, femmes, enfants, vieillards. Pénétré de mon importance (dois-je l’avouer ?) je parlais fort sèchement à mes compagnes imaginaires, pressant leurs lenteurs et relevant sans bienveillance leurs méprises. Mais, quand il s’agit de faire la dame âgée et respectable, préposée à la caisse, je me trouvai soudain embarrassé. En cette conjoncture, je sortis du magasin et allai demander à ma chère maman un éclaircissement sur le point qui restait obscur pour moi. J’avais bien vu la dame âgée ouvrir son tiroir et remuer des pièces d’or et d’argent ; mais je ne me faisais pas une idée suffisamment exacte des opérations qu’elle effectuait. Agenouillé au pieds de ma chère maman qui, dans sa bergère, brodait un mouchoir, je lui demandai :

— Maman, dans les magasins, est-ce celui qui vend ou celui qui achète, qui donne de l’argent ?

Maman me regarda avec une surprise qui lui arrondit les yeux et lui fit remonter les sourcils, et sourit sans me répondre. Puis elle demeura pensive.

 

Anatole France

Le Petit Pierre

Le chocolat du souvenir

 

Puis, comme si de toucher sa ceinture lui avait rappelé quelques chose, elle fouilla la poche de sa blouse et en tira une petite tablette de chocolat. Elle la cassa en deux et en donna une part à Winston. Avant même qu’il l’eût prise, le parfum lui avait indiqué qu’il ne s’agissait pas de chocolat ordinaire. Celui-ci était sombre et brillant, enveloppé de papier d’étain. Le chocolat était normalement une substance friable d’un brun terne qui avait, autant qu’on pouvait le décrire, le goût de la fumée d’un feu de détritus. Mais il était arrivé à Winston, il ne savait quand, de goûter à du chocolat semblable à celui que Julia venait de lui donner. La première bouffée du parfum de ce chocolat  avait éveillé en lui un souvenir qu’il ne pouvait fixer, mais qui était puissant et troublant.

Le premier fragment de chocolat avait fondu sur la langue de Winston. Il avait un goût délicieux. Mais il y avait toujours ce souvenir qui tournait aux limites de sa conscience, quelque chose de ressenti fortement, mais irréductible à une forme définie, comme un objet vu du coin de l’œil. Il l’écarta, conscient seulement qu’il s’agissait du souvenir d’un acte qu’il aurait aimé annuler, mais qu’il ne pouvait annuler.

 

George Orwell

1984

Mille fois

 

Parmi les débris dorés de l’usine à gaz

tu trouveras une tablette de chocolat qui fuira à ton approche

Si tu cours aussi vite qu’un tube d’aspirine

tu iras loin derrière le chocolat

qui bouleverse le paysage

à la manière d’un soulier percé

sur lequel on jette un manteau de voyage

pour ne pas effrayer les passants par le spectacle de cette nudité

qui fait claquer des dents aux boîtes de poudre de riz

tomber les feuilles des arbres comme les cheminées d’usine

Et le train passe sans s’arrêter devant une petite gare

parce qu’il n’a ni faim ni soif

parce qu’il pleut et qu’il n’a pas de parapluie

parce que les vaches ne sont pas encore rentrées

parce que la route n’est pas sûre et qu’il n’aime pas

rencontrer des ivrognes ou des voleurs ou des flics

Mais si les alouettes faisaient la queue à la porte des cuisines

pour se faire rôtir

si l’eau refusait de couper le vin

et si j’avais cinq francs

Il y aurait du nouveau sous le soleil

il y aurait des pains à roulettes qui défonceraient les casernes de gendarmerie

il y aurait des pépinières de barbe où les moineaux feraient l’élevage des vers à soie

il y aurait dans le creux de ma main

un petit lampion froid

doré comme un œuf sur le plat

et si léger que la semelle de mes chaussures s’envolerait comme un faux nez

en sorte que le fond de la mer serait une cabine téléphonique

d’où personne n’obtiendrait jamais aucune communication.

 

Benjamin Péret

Derrière les fagots

« Elles sont mortes les abeilles »

 

À Paul Smara

 

Elles sont mortes les abeilles

au cimetière des Lilas

si vous voulez du chocolat

Mettez deux sous dans l’appareil

 

Il est mort notre Apollinaire

et mort aussi Laurent Tailhade

Cinq abeilles volent dans l’air

et les sirènes de naguère

pour moi s'abattent dans la rade

 

Meurent les porte-lyre

le rimeur Jean Aicard

ouvre la bouche en tirelire

 

Si vous voulez du chocolat

Mettez deux sous dans l’appareil.

 

Robert Desnos

Prospectus, 1919

Chanson dada

 

I

 

la chanson d'un dadaïste

qui avait dada au coeur

fatiguait trop son moteur

qui avait dada au coeur

 

l'ascenseur portait un roi

lourd fragile autonome

il coupa son grand bras droit

l'envoya au pape à Rome

 

c'est pourquoi

l'ascenseur

n'avait plus dada au coeur

 

mangez du chocolat

lavez votre cerveau

dada

dada

buvez de l'eau

 

II

 

la chanson d'un dadaïste

qui n'était ni gai ni triste

et aimait une bicycliste

qui n'était ni gaie ni triste

mais l'époux le jour de l'an

savait tout et dans une crise

envoya au Vatican

leurs deux corps en trois valises

 

ni amant

ni cycliste

n'étaient plus ni gais ni tristes

 

mangez de bons cerveaux

lavez votre soldat

dada

dada

buvez de l'eau

 

III

 

la chanson d'un bicycliste

qui était dada de coeur

qui était donc dadaïste

comme tous les dadas de coeur

 

un serpent portait des gants

il ferma vite la soupape

mit des gants en peau d'serpent

et vient embrasser le pape

 

c'est touchant

ventre en fleur

n'avait plus dada au coeur

 

buvez du lait d'oiseaux

lavez vos chocolats

dada

dada

mangez du veau

 

Tristan Tzara

1923

Une « orgie de gâteaux »

 

Marie Mors, devant des gâteaux, tombait dans une sorte de délire assez proche de celui qui saisit la plupart des femmes au spectacle de bancs chargés d’étoffes à vendre. Assaillie dès le premier abord par un grand étalage de brimborions où voisinaient, entre des assiettes de crème fouettée décorée au moule d’un cygne ou d’une lyre, des anneaux bruxellois et d’autres au chocolat ou à la gelée avec encore des alouettes de Leipzig et de petits biscotins au gingembre, elle perdait tout de suite contenance. Cet air pointu et ces manières en étain qu’elle montrait quand on la rencontrait dehors, et qui la faisaient ressembler un peu à une clochette de vache ou à un peigne pour chien, fondaient ainsi que dans un creuset chauffé à blanc. De plus grosses pièces que je retirais alors de mes armoires précipitaient à sa défaite. La charlotte à la reine, la charlotte aux abricots sont un assez inoffensif hors-d’œuvre malgré le beau coloris vert et feu de la seconde, mais comment Marie Mors eût-elle résisté à la charlotte Furstemberg, cathédrale suave bâtie de marmelade de fruits d’églantier, de pulpe de fraises, de crème à la fraise, de fraises entières, de morceaux d’oranges confites et de petits soufflés remplis de crème à l’orange puis glacés en rose, ou bien au contraste sans pareil dans un plat en faïence noire d’une tranche princesse aux larges raies jaunes et roses semées d’amandes grillées, et d’une tranche Helgoland ponctuée de violettes candies sur un fond vert clair de crème beurre à la pistache ? Je consens qu’il y ait du sublime dans tout cela, mais valait-il la peine de se mettre pieds nus, comme elle fit, pour l’apparition sur un rond de papier à gaufrures d’or d’une couronne Goethe glacée vert tendre par-dessus un bandeau de chocolat et sous des rosettes multiples de crème beurre, chacune contenant une demi-cerise confite dans du sucre épais ? Ses mains tressaient autour des tartes un aérien réseau de caresses ainsi que si elle eût pensé que c’étaient là des oiseaux, des reptiles, de gros papillons des tropiques ou des poissons des mers chaudes, et qu’elle eût voulu les charmer. Parmi toutes, certaines provoquaient chez elle un désordre si furieux que ses vêtements arrachés jonchaient le sol ; c’étaient, je m’en souviens, la tarte aliment des dieux ceinte de menus choux à la crème, la tarte Mozart comme une énorme nymphéa de chocolat et de crème à la pistache, la tarte François-Joseph et son rameau de bleuets en sucre glacé sur un fond blanc dans un cercle de petits-fours roses surmontés de violettes, la tarte baiser, le colossal baiser montagne, la tarte aux noix, la tarte aux champignons, ceux-ci de crème beurre et la tête saupoudrée de cacao, la tarte Lohengrin à la noble robe blanche sous un décor de petits fours aux abricots et de feuilles d’angélique, la tarte havanaise entourée de rouleaux noisette, remplis de crème et les bouts noircis de chocolat pour feindre des cigares allumés. »

 

André Pieyre de Mandiargues

Soleil des Loups, 1951

Une recette de chocolat

 

Le jour déclinant, Virginie alluma le lustre à tulipes. Elle débarrassa la table demi-ronde de quelques paquets et essuya la toile cirée, puis elle tira du buffet une grosse tablette de chocolat à cuire dont elle écarta le papier vert orné d’une guirlande de médailles d’or et celui en étain. Elle tendit un couteau de cuisine à Olivier.

 Tu râperas le chocolat sur l’assiette… Non, tout doucement. Hé ! n’en mange pas trop…

Quand la poudre fut prête, elle la délaya dans l’eau bouillante en écrasant les grumeaux contre les parois de la casserole. Le chocolat au cacao avait une bonne odeur. Quand on le cassait, ses bords apparaissaient plus clairs, avec une surface mamelonnée.

La cuisson devenait un rite : Virginie faisait tourner le liquide avec une cuillère en bois en ajoutant le lait crémeux par légères quantités, puis elle saupoudrait de farine de riz. Quand elle jugeait le chocolat assez onctueux elle y faisait couler des gouttes d’anis ou de l’extrait de café. Un agréable parfum se répandait. Oivier disait miammiam en se léchant les lèvres. Ils s’accusaient de gourmandise et Virginie dépliait le paquet de brioches au beurre qu’on beurrait encore.

 

Robert Sabatier

Les Allumettes suédoises

Éloge du chocolat noir

 

On a sucé le noir cacao avec le lait de nos nourrices. C’était un rituel. Dans un grand bol, on versait une poudre amère comme le chagrin. Puis le sucre, pas trop, ça formait une sorte de gravier. Un peu de lait froid le changeait en boue. Avec le lait chaud, ça devenait franchement gadouilleux. Le bol s’emplissait tel un cratère d’une lave sombre, avec des bulles méphitiques, des fumerolles. Bu, ça vous laissait des moustaches brunes, entre le père aux lèvres violettes à cause du gros qui tache et la mère empourprée de Rouge Baiser. À l’époque, les familles avaient de la gueule. […]

C’est plus qu’une affaire de palais, c’est une querelle métaphysique. Le chocolat noir est du côté de la Terre, où sont les plaisirs et les enfers. C’est une pâte tellurique, alluviale, ténébreuse. Une substance marquée, un peu diabolique. […]

Le chocolat noir ne tolère pas les compromis, il est trop ombrageux, il ne supporte que les alliances. C’est un fier prélat, capable d’onction, jamais de mollesse, cassant quand il le faut, pénétrant, un rien pervers. Mais le chocolat qui se mêle au lait c’est pour se faire oublier, il tire les draps sur lui, il se cache sous les jupes de sa mère. Il fait son sucré. C’est une substance honteuse d’être là, qui se contente de peu, avec des passions herbagères. Il va garder les vaches. Le noir est un croquant rebelle ; le blanc, un plouc hypocrite.

 

Alain Schifres

Les Drogués du chocolat,

dans Le Nouvel Observateur, 20-26 décembre 1985

Le chocolat de la randonnée

 

Lorsque j’étais membre du Club Alpin du département de la Côte-d’Or, je me sentais assez perdue.Les autres membres, de robustes dames et messieurs d’un certain âge, étaient envers moi plus que courtois ; les randonnées étaient énergiques, mais néanmoins agréables ; les festins, soigneusement programmés dans les petites auberges de village, étaient d’authentiques chefs-d’œuvre, même si pour chaque journée de marche la route était étudiée de façon à ce que la partie la plus ardue vînt près les nombreux services et les non moins nombreux vins du repas.

Pourtant, je me sentais assez esseulée, “ étrangère ”, jusqu’à un dimanche glacial de février où nous nous retrouvâmes hors d’haleine sur une hauteur près des Laumes-Alésia.Sous mes pieds, le sol était dur comme du granit, et, avant de fondre, l’air que j’aspirais dans mes poumons fatigués me faisait l’effet d’un feu nourri.Je cassai maladroitement une brindille entre mes mains gantées de laine.

“ Tenez ! ” dit une voix rude.Je regardai avec surprise le vieux général qui se tenait, hirsute et gigantesque, à côté de moi.Jamais il n’avait consenti à faire plus que de s’incliner devant moi et d’écouter de temps à autre, avec une expression de souffrance stoïque, mon accent qui devenait toujours épouvantable dès qu’il était dans les parages.Que me voulait-il encore ?

“ Tenez ! Essayez donc un peu de ceci, mon petit ! ” et il me tendit un morceau de chocolat que le froid avait rendu marron clair.Je le pris avec un sourire, bien décidée à parler le moins possible.

Il s’éclaircit la gorge d’un air revêche et détourna les yeux vers l’horizon orageux.

Dans ma bouche, le chocolat se désagrégea tout d’abord comme du gravier, en d’innombrables petits bouts désagréables.Je commençai à me demander si j’allais être capable de les avaler, lorsqu’ils s’amollirent et se fondirent voluptueusement en une chaude coulée que je sentis glisser le long de ma gorge.

Le petit médecin arriva tout agité, tenant sous un de ses petits bras courts l’alpenstockqu’il ne manquait jamais d’exhiber fièrement.

“ Hé là ! attendez ! attendez ! s’écria-t-il.Ne mangez jamais de chocolat sans l’accompagner de pain, ma chère petite ! C’est très mauvais pour les intérieurs, très mauvais.  Mon général, vous êtes bien négligent ! ”

Le vieux soldat baissa les yeux vers lui, comme un cheval regarde un insolent petit roquet, puis il grommela : “ Eh bien, dans ce cas, donnez-nous-en, mon vieux.Voulez-vous échanger deux morceaux de pain (mais attention, j’en veux des gros) contre un peu de notre chocolat ? ”

Et en moins de deux minutes, j’avais la bouche pleine de pain frais et de chocolat fondant, et pendant que nous les dégustions, tous les trois, assis du bout des fesses sur le flanc verglacé qui surplombait la vallée où Vercingétorix s’était si vaillamment battu, nous nous dévisageâmes timidement en silence, puis nous sourîmes et continuâmes à mâchonner une des friandises les plus satisfaisantes qu’il m’ait jamais été donné de manger.Je songeai distraitement à la métamorphose du vin et du pain…

 

Mary Frances Kennedy Fisher,

Le fantôme de Brillat-Savarin, « Les gants jaune pâle »

(Come chocolate, pequeña ;

Come chocolates !

Mira que no hay más metafísica en el mundo sino los chocolates.

Mira que todas las religiones no enseñan mas que confitería.

 

Come, pequeña sucia, come !

Si pudiese yo comer chocolates con la misma verdad con que comes !

Mas yo pienso y, al tirar el papel de plata, que es de hojas de estaño,

Tiro todo al suelo, como tengo tirado la vida)

Pero al menos queda la amargura de lo que nunca seré

La caligrafía rápida de estos versos,

Pórtico partido para el Imposible.

Mas al menos consagro a mí mismo un desprecio sin lágrimas.

Noble al menos en el gesto largo con que arrojo

La ropa sucia que soy, sin rol, para el decurso de las cosas,

Y me quedo en casa sin camisa.

(Mange des chocolats, fillette ;

Mange des chocolats !

Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats,

Dis-toi bien que les religions toutes ensemble n’en apprennent pas plus que la confiserie.

Mange, petite malpropre, mange !

Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !

Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui d’ailleurs est d’étain,

Je flanque tout par terre, comme j’y ai flanqué la vie.)

Du moins subsiste-t-il de l’amertume d’un destin irréalisé

La calligraphie rapide de ces vers,

Portique délabré sur l’Impossible,

Du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,

Noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,

Sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis


Et reste au logis sans chemise.

 

Fernando Pessoa

Bureau de Tabac (extrait)

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