France

 

 

Charles Béranger (1816-1853) -

Une tasse de chocolat  -  1844 - coll part

Angers : M. Valotaire éditeur, 1924,  119 x 80 cm.

Bayonne

 

 

Cette cité basque des Pyrénées-Atlantiques, sise au confluent de l’Adour et de la Nive, fut la première, en France, à fabriquer du chocolat et à acquérir par cette production une renommée qui perdure jusqu’à nous. Car c’est par elle que le chocolat est entré dans notre pays, au début du xviie siècle. Chassés par l’Inquisition de la péninsule ibérique, où ils s’étaient fixés, les Juifs séfarades trouvèrent refuge dans le bassin de l’Adour, notamment à Bayonne où beaucoup pratiquaient le négoce du tabac. D’abord surnommés « nouveaux Chrétiens », puis « Nation Portugaise » (1), ils étaient autorisés, par lettres patentes, à pratiquer le commerce de gros et de détail à Bayonne, car, en tant qu’étrangers, ils ne pouvaient exercer un métier relevant d’une corporation. « Les marchands portugais de Saint Esprit importent le tabac, le sucre, le café, le girofle, la cannelle, le poivre, le cacao, l’indigo et vendent dans tout le royaume de France », indique le rapport d’un procès de l’inquisition de Lisbonne (2). Certains d’entre eux, qui avaient appris en Espagne les secrets du chocolat, implantèrent, à partir de 1615, les premiers ateliers de transformation des fèves de cacao dans le bourg de Saint Esprit (3), au-delà des remparts, sur la rive droite de l’Adour, et restèrent longtemps les seuls spécialistes de cette fabrication dans la région, même si, peu à peu, des Bayonnais furent tentés de suivre leur exemple.

La plus ancienne mention de la présence du chocolat à Bayonne remonte à 1670 : un jurat fut remboursé de « la somme de huitante deux livres cinq sols […] pour vingt cinq livres de checolatte qu’il a fait venir d’Espagne […] pour bailler de présent à des personnes de considération » (4). Dix ans plus tard, « seize livres de chocolate », d’un coût de soixante-douze livres, mais dont on ignore la provenance, furent offertes par la ville à monsieur de Vauban, commissaire général des fortifications, de passage à Bayonne. Le chocolat était donc déjà de ces produits hautement appréciés que les édiles offraient à leurs hôtes de qualité, conformément à l’usage pratiqué en bien d’autres cités qui mettaient ainsi en valeur leurs spécialités gourmandes. Mais quand commença la fabrication de chocolat à Bayonne ? La première évocation de l’existence d’un « faiseur de chicolatte » figure dans les registres paroissiaux de baptême, à la date de 1687, lorsque Jacques de Barrère, habitant de Saint Esprit, fit baptiser sa fille illégitime. Cette indication de métier permet de supposer que l’activité était alors bien établie. En 1694, un testament devait aussi faire état d’un « faiseur de chocolat », Jean Dupaâ, dans ce même bourg. Il semble que ces « faiseurs de chocolat » aient appris le travail du cacao auprès de la communauté juive de Saint Esprit. Ce « produit récent réservé aux chanoines de la Collégiale et aux bourgeois aisés de la ville » (5) dut, en effet, beaucoup aux « Juifs portugais » qui s’étaient établis en ces lieux.

(1) Ces Juifs, dont certains avaient été baptisés de force et qui furent chassés d’Espagne en 1492 et du Portugal en 1496, se réfugièrent en Navarre française, comme l’attestent certains documents appartenant aux archives de Bayonne et datant des années 1510. Des lettres patentes leur furent octroyées en 1550, par le roi Henri ii, sous la désignation « Marchands et autres Portugais appelés nouveaux Chrétiens ». Lettres renouvelées en 1574, par Henri iii, aux « Marchands Portugais et Nation Portugaise » — le terme « nouveaux Chrétiens » a disparu. De fait, qu’ils fussent venus d’Espagne ou du Portugal, ils furent ensuite désignés dans tous les registres officiels comme étant « de la Nation portugaise ».

(2) Archives nationales de Torre de Tombo, n° 16 810. Cité par Georges Dalmeyda, « Histoire juive du chocolat de Bayonne », dans Chocolat et Confiserie Magazine, n° 435, novembre-décembre 2009.

(3) Ces négociants étrangers suscitèrent la jalousie des marchands qui constituaient l’essentiel de la municipalité de Bayonne ; expulsés de la ville en 1600, ils se virent refouler dans le bourg de Saint Esprit, alors situé dans le département des Landes — ce bourg ne fut rattaché à Bayonne que le 1er juin 1857.

(4) Comptes du trésorier de la ville.

(5) Marcel Marc Douyrou, Chocolat de Bayonne et du Pays Basque, 2010.

À la fin du XVIIe siècle, alors que le port connaissait une intense activité, pour éviter toute concurrence avec les marchands bayonnais, les possibilités de négoce des « Juifs portugais » furent strictement définies et restreintes par les échevins de Bayonne ; ainsi la vente au détail leur fut-elle interdite. Les bourgeois de la ville étaient tenus de ne pas les aider à enfreindre ces mesures. Ayant finalement obtenu, en 1691, de pouvoir assurer la vente au détail du chocolat dans le seul bourg de Saint Esprit, où ils résidaient, certains « faiseurs de chocolat » n’hésitèrent pas à franchir ces limites pour vendre ou fabriquer ce précieux produit à la demande d’épiciers ou de droguistes de Bayonne — ils se déplaçaient avec leur outillage. Aussi, en 1725, défense fut faite, par ordonnance, « aux juifs portugais habitant le bourg de Saint Esprit, d’occuper des chais et boutiques à Bayonne pour y vendre des marchandises en détail et d’y faire du chocolat ». Chicanes, procès et amendes furent le lot de ces « Juifs portugais » tout au long du XVIIe siècle. Néanmoins, nul ne pouvait les égaler pour la fabrication du chocolat. En outre, grâce à leurs liens familiaux avec des Juifs établis au Caraïbes et appartenant souvent à des familles originaires de Bayonne ou de Bordeaux, ils bénéficiaient d’une position privilégiée pour l’importation des matières premières.

En 1761, pour faire face à cette concurrence venue d’outre-Pyrénées et alors bien établie, qui leur faisait ombrage, les marchands de tabac et les droguistes bayonnais, avec Pierre Ezcurra, à leur tête, décidèrent de se constituer en corporation « dans le but de faire naître l’émulation et de perfectionner le métier, d’autant qu’une infinité d’étrangers inondent la Ville et infectent le public par la mauvaise composition du chocolat qu’ils y débitent ». Les statuts de cette jurande, placée sous le patronage de saint Sébastien et de saint Fabien, fêtés le 20 janvier en la chapelle Saint-François du couvent des Cordeliers, furent enregistrés et homologués par le parlement de Bordeaux le 7 septembre 1762. Désormais, il fallait être reçu maître pour fabriquer du chocolat ou ouvrir une boutique à Bayonne, tout comme pour se rendre chez un particulier afin de lui fabriquer son chocolat. L’apprentissage durait trois années et pouvait être suivi d’une année de compagnonnage, pour prétendre à la maîtrise — avec la réalisation d’un chef-d’œuvre —, à condition, toutefois, de fournir, entre autres documents, « une attestation de son appartenance à la religion catholique apostolique et romaine, dûment légalisée par le curé de sa paroisse ». Les marchands épiciers virent là une atteinte à leurs intérêts et protestèrent aussitôt. Exclus de la ville, les « Juifs portugais » réagirent à l’identique. Et, le 2 septembre 1767, le parlement de Bordeaux supprima la corporation, à cette double demande desdits « étrangers » et des épiciers de la ville — cet appui surprenant donne à penser que le chocolat fabriqué par les Juifs de Saint Esprit était de loin supérieur à celui que confectionnaient les Basques. Ainsi les Juifs se trouvèrent-ils rétablis dans leurs droits anciens. La situation devait ensuite peu à peu s’apaiser… Après la Révolution, qui intégra la « Nation Juive » au sein des autres cadres de la Nation, la fabrication du chocolat put se faire « sans frontières ». Toutes formes de commerce furent accessibles à tous. « Une branche considérable du commerce de Bayonne, est le chocolat, dont on fait un grand débit, non-seulement en France, mais encore dans tout le Nord. », observait le voyageur allemand Christian August Fischer à l’extrême fin du XVIIIe siècle.

La pierre à chocolat en croissant de lune, sur laquelle le chocolatier, à genoux, travaillait méticuleusement le cacao avec un rouleau de pierre ou de métal, fut longtemps en usage à Bayonne. Si, dès 1865, la machine vint se substituer à ce travail épuisant, certains artisans pratiquèrent encore la « fabrication à bras » pendant deux décennies, continuant de se rendre au domicile de leurs clients pour leur constituer leur provision annuelle de chocolat — « ces provisions consistaient en plaquettes de chocolat qu’on pesait par portions de cinq livres, mesure répondant au nom typique d’une pierrée » (6). Confectionné à la main, le chocolat était aussi modelé à la main, jusqu’à ce qu’apparurent les moules en métal, au début du xixe siècle. Ce chocolat bayonnais bénéficia très tôt d’une grande réputation, due tant à la qualité des matières premières mises en œuvre qu’à sa composition subtile — « un tiers de Puerto-Cabello (très doux), un tiers de cacao Guayaquil (poivré) et un tiers de sucre » (7). « C’est ce mélange, presque exempt d’aromates, qui donne au chocolat de Bayonne cette saveur de chocolat cacaoté. », explique André Constantin (8). Les seuls parfums que s’autorisait le chocolat au goût de Bayonne étaient généralement la vanille et la cannelle, et parfois la noix de muscade ou la girofle. Dans son Grand Dictionnaire de Cuisine (1873), Alexandre Dumas décrit la fabrication du Chocolat à la manière de Bayonne et d’Espagne, à son époque : « Ce chocolat diffère seulement de celui ci-dessus [chocolat à la vanille] par la main-d’œuvre ; les substances qui entrent dans sa composition sont les mêmes [pâte de cacao, vanille et sucre]. Ayez une pierre des Pyrénées, de 60 centimètres de largeur sur 80 de longueur, avec un rouleau du même grain ; ménagez une pente à cette pierre et posez-la sur une table à la hauteur de la ceinture ; faites faire quatre auges de bois mince, mettez-les sur la pierre de façon que l’ouvrier en ait une devant lui et une de chaque côté, la quatrième servira pour remplacer lorsque le cacao sera broyé ; cette pierre vous dispensera de broyer le cacao dans le mortier de fonte, car vous le mettez dessus lorsqu’il est torréfié et vous le broyez avec le rouleau en procédant comme pour le chocolat de Paris, et jusqu’à l’entier broyage de votre pâte. Quand toute votre venue est broyée, vous retirez l’auge dans laquelle est tombé le cacao broyé et vous la remplacez par une autre dans laquelle vous mettez le sucre, vous broyez de nouveau la pâte et vous serrez avec le rouleau de manière à ce qu’il n’y ait que l’huile qui tombe dans l’auge sur le sucre.

(6) André Constantin, À propos du chocolat de Bayonne, 1934.

(7) André Constantin, À propos du chocolat de Bayonne, 1934.

(8)  À propos du chocolat de Bayonne, 1934.

» Cela fait, vous formez une pâte avec votre huile et votre sucre mêlés ; vous repassez une dernière fois cette pâte sur la pierre en y ajoutant les aromates, et vous mettez votre chocolat dans les moules. Si vous voulez le faire sans sucre, lorsque le cacao est en huile dans les auges, vous le mettez dans des moules en fer-blanc, comme cela se pratique à Bayonne, où ce chocolat est excellent et du plus grand débit. »

Le xixe siècle fut l’âge d’or du chocolat de Bayonne. De nombreux « ouvroirs de chocolat » se créèrent. De 21 en 1822, les entreprises de chocolaterie passèrent à 33 (employant 130 ouvriers) en 1856, mais retombèrent à 29 en 1857 et 19 en 1885. De véritables dynasties de maîtres-chocolatiers virent le jour, inaugurées par Joseph Biraben (voir ce nom) ou par André Carrère (rue des Basques). Parmi les autres chocolateries : la maison Fagalde (voir ce nom) ; la maison G. Penin et Cie (rue Port Neuf), fournisseur de l’impératrice Eugénie en 1855 ; Pierre Latapy (rue des Prébendés), qui se disait « chocolatier de S. A. R. Mgr le duc d’Angoulême » ; Jean Etchegaray (rue Lagreou) ; la maison Cazenave (voir ce nom). Lors de la grande exposition Franco-Espagnole organisée à Bayonne en 1864, la production bayonnaise se distingua particulièrement : « les chocolats de Bayonne ont dignement soutenu leur vieille réputation face à la concurrence Espagnole dans ce concours sans appel, où rien ne les distinguait en apparence des autres produits », lit-on dans le compte-rendu de la manifestation (9). Cette tradition chocolatière de qualité devait se perpétuer. S’il ne restait plus que neuf artisans en 1898, la cité lui demeurait fidèle. Quant à la communauté juive de Bayonne, qui comptait cinq chocolatiers en 1807, elle perdit son dernier chocolatier du bourg Saint Esprit en 1867 avec la mort d’Abraham Olivier, surnommé Saroune (10).

(9) Cité par Marcel Marc Douyrou, Chocolat de Bayonne et du Pays Basque, 2010.

(10) Fils d’un chocolatier de Bordeaux, Josué Olivier, il était né en 1797 dans le bourg Saint Esprit. Source : Anne Bénard-Oukhemanou, La Communauté Juive de Bayonne au XIXe siècle.

(11) Être en activité, tenir boutique à Bayonne, utiliser des matières premières de qualité irréprochable et posséder une expérience minimale de dix ans.

Aujourd’hui, Bayonne se veut encore « capitale du chocolat ». Au cours des dernières décennies, le chocolat y a connu un nouveau souffle, à travers la Guilde des Chocolatiers de Bayonne, créée en 1994 par sept professionnels, sur le modèle corporatif du xviiie siècle (11), et l’Académie du Chocolat de Bayonne, fondée en 1993 à l’initiative d’une descendante de la famille Biraben (voir ce nom) et qui s’est fixé pour objectif de promouvoir le chocolat de Bayonne — elle organise, chaque année, ses « Journées du Chocolat ». D’octobre 1996 à août 1997, le chocolat y fut mis à l’honneur à travers expositions, conférences, dégustations et spectacles, auxquels collaborèrent les chocolatiers locaux (Cazenave, Daranatz, Andrieu, Barrère, Heynard, Laborde et Mauriac). Depuis lors, le chocolat bayonnais a retrouvé son aura d’antan.